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Discours de Stuttgart sur l’Europe de la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock

Discours de Stuttgart sur l’Europe de la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock

Discours de Stuttgart sur l’Europe de la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock, © picture alliance/dpa | Marijan Murat

27.02.2023 - Article

Discours de la ministre Annalena Baerbock prononcé le 16 février 2023 à Stuttgart dans le cadre de la série des « Discours de Stuttgart sur l’Europe ».

Il y a 70 ans, à Noël 1952, deux équipes d’adolescents se rencontraient sur un terrain de sport non loin d’ici, à Ludwigsburg, pour jouer au football.

Ce n’étaient pas des joueurs professionnels et il n’y eut pas de retransmission à la radio ou à la télévision. Pour les vainqueurs du match, il n’y eut par ailleurs ni coupe à soulever ni prime à encaisser.

Tout cela semble assez peu spectaculaire, comme le serait aujourd’hui un match du dimanche entre clubs junior ou en championnat départemental.

Mais ce match-là fut un match historique, qui n’avait rien d’une évidence. Il est vraisemblable qu’aucune personne présente ce jour ne l’a jamais oublié.

Opposant les équipes de jeunes du SpVgg 07 Ludwigsburg et du FC Sochaux-Montbéliard, cette rencontre n’était en effet pas un match amical comme un autre. Ce fut le premier match de football entre une équipe allemande et une équipe française à se jouer sur le sol allemand depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est tout du moins ce qui ressort des recherches des historiennes et historiens.

Je crois qu’il est aujourd’hui difficile de s’imaginer ce que signifiait alors ce match de football, sept ans après la fin de la guerre : les pères de certains joueurs français avaient combattu comme soldats pendant la guerre, contre des Allemands. C’est pourquoi certains d’entre eux ne voulurent même pas laisser leurs fils se rendre en Allemagne pour jouer au football et il faut admettre que c’était compréhensible. L’Allemagne, c’était en effet le pays qui avait infligé à leur patrie une guerre meurtrière quelques années plus tôt seulement. Il s’agissait du pays qui était responsable du fait que chaque famille ait perdu des proches.

Mais, des deux côtés de la frontière, et notamment en France, certaines personnes – entraîneurs de football, maires, parents, enfants –, ont affirmé : nous allons faire ce match maintenant. Nous allons le faire quand même. Parce que nous voulons la paix et la réconciliation. Et parce que certains voulaient aussi peut-être tout simplement jouer au football. Ce match de football, entre l’Allemagne et la France, au cœur de l’Europe, allait bien au-delà. Ceux qui l’ont organisé l’ont fait parce qu’ils étaient humains, parce qu’ils voulaient se rassembler, se connaître, sur un terrain de football pour commencer.

Il se trouve d’ailleurs qu’à l’époque, en décembre 1952, le maire de Ludwigsburg ne fut pas en mesure de recevoir l’équipe française à son arrivée parce qu’il était malade. C’est le directeur de l’Institut franco-allemand qui prit sa place et qui accueillit les jeunes Français. Je rappelle cela parce que l’Institut franco-allemand célèbre cette année le 75e anniversaire de sa fondation et Mme Keller, du dfi, se trouve parmi nous ce soir : soyez la bienvenue. Toutes mes félicitations pour les 75 ans de votre Institut !

Si nous sommes ensemble ici aujourd’hui, nous le devons aussi, toutes et tous, en Allemagne, en France et dans toute l’Europe, à ce match de football. Nous le devons à des femmes et à des hommes qui, au sein de leurs communes et de leurs associations, de leurs parlements et de leurs gouvernements, ont lutté pour la réconciliation en combattant des forces contraires. La réconciliation n’est pas tombée du ciel. Notre Europe commune n’est pas tombée du ciel. Au contraire, elle a été construite.

Vous êtes « les maîtres de la vie et de l’avenir » ! C’est aussi à Ludwigsburg que le président Charles de Gaulle lança en 1962 cette phrase aux jeunes femmes et aux jeunes hommes d’Allemagne dans son célèbre discours à la jeunesse allemande. Bien sûr, on y retrouve une bonne part de pathos gaullien. Mais je pense que c’est précisément ce dont tant de femmes et d’hommes d’alors ont apporté la preuve, en faisant de cette phrase une réalité. Ils ont eu le courage de prendre les choses à bras-le-corps, malgré tous les doutes et toutes les difficultés, pour faire progresser l’Europe, pour améliorer leur Europe, pour faire de leur avenir un avenir meilleur, eux qui étaient les maîtres de la vie et de l’avenir de notre continent.

C’est à leur courage que nous devons le fait que la France, notre voisin le plus important, est aujourd’hui devenue dans le même temps notre meilleure amie. Et c’est leur passion qui, après 1945, a fait d’un continent de violence une Europe nouvelle, un continent de paix et de liberté.

Si je vous raconte cette histoire des 22 jeunes footballeurs de 1952 et si j’évoque le discours du général de Gaulle, dix ans plus tard, ce n’est pas parce que ce sont de belles anecdotes ou des souvenirs romantiques des prémices de la réconciliation franco-allemande, mais parce qu’en ma qualité de ministre des Affaires étrangères, je suis si souvent confrontée à notre passé. Et parce que je ressens en permanence cette responsabilité qui est la nôtre et les enseignements que nous en tirons.

Pour moi, l’enseignement le plus important de la réconciliation franco-allemande, c’est qu’elle n’est pas tombée du ciel. Tous ceux qui s’y sont impliqués ont au contraire agi contre le scepticisme et les résistances, des parents, des entraîneurs de football, des voisins, des camarades de classe et surtout, contre une opinion publique méfiante. Ils l’ont fait parce qu’eux-mêmes ont estimé que c’était une chose juste, parce que c’était leur conviction. S’ils avaient alors suivi uniquement ce qu’on appelait le point de vue dominant, aujourd’hui on parlerait en termes de «  likes », et si celui-ci avait été le critère déterminant, il n’y aurait sans doute pas eu ce match de football, ni le Traité de l’Élysée, ni, surtout, l’unification européenne.

Dans une démocratie, toute politique émane des citoyennes et des citoyens, c’est son essence même. Mais dans le même temps, la tâche des responsables politiques dans une démocratie ne consiste pas simplement à suivre docilement l’opinion dominante, à dire ce qu’elle aime entendre. Non, leur mission consiste à dégager des majorités autour de ce qui, de leur point de vue, est juste au regard de leur responsabilité, y compris et précisément lorsque cela demande du courage et de la résolution pour parvenir ensuite à des majorités.

Cela a été le cas après 1945, lorsque des femmes et des hommes courageux en Europe ont jeté les bases de l’unification européenne et c’est le cas aujourd’hui lorsque nous parlons de notre paix en Europe. Nous vivons aujourd’hui des temps difficiles, que nous n’avons pas choisis. Il y a un an, nous nous sommes réveillés dans un monde différent. Mais c’est notre monde. C’est notre époque. Et c’est donc aussi notre responsabilité.

Au cours de l’année écoulée, de cette année marquée par une terrible guerre, j’ai rencontré en tant que ministre des Affaires étrangères dans de nombreux endroits d’Europe, notamment en Europe orientale, un grand nombre de témoins ayant eux-mêmes vécu la Seconde Guerre mondiale. C’est lors de la visite d’un cimetière à Varsovie que m’est parvenu l’appel le plus vibrant. Une dame âgée m’a apostrophée : « Madame Baerbock, ne me demandez pas de vous raconter ce que j’ai vécu en tant que témoin de mon époque ; c’est vous qui êtes à présent le témoin de votre temps. Un jour, on vous demandera : qu’avez-vous fait ? Mais on vous demandera aussi, dans le doute : qu’est-ce que vous n’avez pas fait ? » C’est là que réside notre responsabilité en ces moments difficiles. La génération d’après 1945 a eu le courage de faire ce qu’elle a estimé juste, de prendre son destin en main et nous lui devons aujourd’hui notre Europe de paix et de liberté.

Personne sans doute ne se sent plus chez soi dans cette Europe que vous, ici, dans le Bade-Wurtemberg. Monsieur le Ministre-Président, cher Winfried Kretschmann, vous avez tout à fait raison de vous présenter comme le Land allemand « au cœur de l’Europe », même si je dois dire que nous nous présentons de la même manière dans le Brandebourg. Mais c’est cela qui est beau : notre Europe a grandi, et notre cœur est devenu plus grand aussi.

Chez vous, là où l’on trouvait jadis des barrières et des gardes-frontières, un tramway vous emmène aujourd’hui de Kehl à Strasbourg toutes les 10 minutes. Le TGV ne met que 3 heures et 10 minutes entre la gare de Stuttgart et la gare de l’Est à Paris et je suis heureuse de pouvoir dire, y compris en tant que représentante du gouvernement fédéral, qu’une liaison directe en train ICE entre Paris et Berlin sera bientôt proposée à partir de 2024.

Vivre l’Europe avec tout son cœur, c’est aussi ce que vous avez fait au printemps 2020, lorsque vos amis français de l’autre côté de la frontière vous ont appelés pour vous expliquer combien de graves malades de la Covid se trouvaient dans leurs services de soins intensifs et vous dire qu’ils ne pouvaient plus faire face à cette situation. Et c’est vraiment ça, l’Europe. C’est le fait que vous et que toi, cher Winfried, à l’autre bout du téléphone, vous leur ayez dit : ils n’ont qu’à venir ici, chez nous.

Cette solidarité est ce qui vous caractérise ; elle est ce qui caractérise notre Europe commune. Et cette solidarité, nous la voyons aussi depuis un an dans les villages et dans les villes, dans les crèches et dans les écoles, lorsque des enfants, des femmes et parfois des hommes venus d’Ukraine sont accueillis chez vous, chez nous. Et nous en sommes reconnaissants, en tant que ministre fédérale des Affaires étrangères, en tant que ministre-président et en tant que maire.

Je pense aux habitantes et habitants de Fribourg-en-Brisgau, qui soutiennent les habitantes et les habitants de la ville jumelée de Lviv en leur fournissant des générateurs d’urgence, des lits, des piles et en ne cessant d’envoyer des dons en argent. Je pense aussi aux plus de 150 000 Ukrainiennes et Ukrainiens qui vivent ici, dans le Bade-Wurtemberg : bon nombre d’entre eux ont désormais un travail ici, vont à la crèche ou à l’école, alors que les places y sont déjà rares.

Mais pour nous comme pour vous, il était évident, dans un moment où l’on doit décider de quel côté on se tient, qu’il fallait montrer clairement que nous nous tenons aux côtés des personnes qui ont fui la guerre, les bombes et la terreur en prenant la direction de l’Allemagne. Car cela aussi, c’est notre responsabilité européenne.

Il est probable que nombre d’entre nous, ici en Allemagne, n’aient réellement compris qu’au cours des douze derniers mois combien cette Europe est précieuse. Vous l’avez dit en ouverture : ça faisait un bon moment que l’Europe n’intéressait plus grand monde. Mais tout à coup, nous sentons que cette Europe unie est notre assurance-vie.

Nous, les Allemandes et les Allemands, avons peut-être considéré bien trop longtemps cette Europe comme une évidence. Je le remarque souvent lorsque je discute avec mes homologues des États baltes. Nous, les Allemandes et les Allemands, avons un peu agi comme si cette Europe était tombée du ciel. En particulier pour quelqu’un comme moi, née en 1980, ayant vécu l’essentiel de ma vie dans l’Allemagne réunifiée, cette Europe pacifique et unie était simplement ce qu’il y avait de plus normal. Mais aujourd’hui, nous voyons que cette Europe n’est justement pas une évidence : elle est en danger. Et nous devons dès lors la protéger ensemble.

Cette Europe-là ne comprend pas seulement l’Union européenne, mais aussi notre ordre de paix européen. Elle est ce qui a été construit à partir des années 1950, 1960 et 1970 : un espace commun de sécurité et de liberté sur tout le continent. Cet espace s’étend au-delà de la seule Union européenne, il y a aussi les États d’Europe centrale et orientale, il y a l’Ukraine, comme membre du Conseil de l’Europe, comme membre de l’OSCE.

J’étais il y a quelques semaines à Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, où la frontière avec la Russie se situe à 35 kilomètres. J’y ai rencontré des lycéennes dans un abri chauffé, car les missiles russes ont détruit les centrales thermiques de la ville et les gens sont frigorifiés dans leurs appartements alors que les températures descendent jusqu’à -10 voire -15 degrés.

L’une des jeunes filles, âgée de 16 ans, m’a raconté : « Avant la guerre, je jouais beaucoup au volleyball avec mes amies. Mais maintenant, ma salle de sport est en ruines ». De toute façon, elle n’a plus le droit d’aller à cette salle de sport ni au lycée, car quand la sirène d’alerte antiaérienne retentit, ces jeunes filles n’ont que 45 secondes.

45 secondes pour se mettre à couvert : sous une table, sous l’embrasure d’une porte si on y arrive, ou dans un abri antiaérien si on a vraiment de la chance. Mais les salles de sport et les écoles ne disposent pas d’abri antiaérien. C’est pourquoi ces salles de sport et ces écoles, quand elles ne sont pas déjà détruites, sont fermées et ce depuis près d’un an. 45 secondes, c’est en effet le temps qu’il faut aux missiles russes tirés depuis le territoire de la Russie voisine pour atteindre Kharkiv.

En 45 secondes, on peut survivre, mais ces quelques secondes sont insuffisantes pour mener une vie normale. Et c’est précisément ce dont il est question, c’est précisément la raison pour laquelle nous apportons notre soutien à l’Ukraine depuis le 24 février, un soutien humanitaire avec des générateurs pour les abris chauffés, un soutien financier pour l’organisation de l’approvisionnement alimentaire sur place, mais aussi un soutien avec la livraison d’armes. Pour que cette lycéenne, cette jeune fille de 16 ans puisse un jour faire à nouveau ce qui est son plus grand désir : aller à l’école et jouer au volleyball tout à fait normalement, sans penser uniquement par tranches de 45 secondes.

Mesdames, Messieurs,

Depuis 30 ans, nos enfants vont à l’école dans une Allemagne réunifiée et dans une Europe unie et ils y retrouvent tout naturellement leurs copines et leurs copains, sans devoir penser à la guerre. Ils jouent au handball, au volleyball, au football. Et à la différence de 1952, les matches et les tournois dans le pays voisin n’ont plus rien d’extraordinaire, notamment ici, dans le Bade-Wurtemberg.

C’est justement pour cela que l’Ukraine attire toute notre attention. Parce que la guerre qui s’y déroule ne doit pas devenir pour nous quelque chose de normal. Elle ne doit pas devenir une chose qui suit simplement son cours, lorsque nous regardons le journal télévisé du soir ou lorsque nous discutons de politique étrangère au Bundestag. Cette guerre ne doit jamais devenir la normalité. C’est pourquoi nous œuvrons chaque jour pour la paix, chaque jour et chaque nuit. Et tant que les femmes et les hommes là-bas ne pourront pas vivre en paix, nous poursuivrons ce travail, aussi difficile soit-il. Car notre sécurité, c’est aussi la sécurité de l’Europe centrale et orientale.

L’un des plus grands acquis de l’Europe unie et de l’ordre de paix européen, sur lequel nous nous étions mis d’accord dans l’Acte final d’Helsinki, est le refus catégorique du déplacement des frontières par la violence, avec des chars et des bombes. Je peux comprendre que certains disent qu’à un certain moment, tout cela doit prendre fin, et il est vrai : cela doit prendre fin, mais si nous renoncions maintenant à ce principe, si nous arrivions à cette fin-là en prenant nos distances avec ce principe de paix, si nous acceptions simplement les annexions opérées en Ukraine, alors nous ne serions plus en sécurité en Europe et peut-être même plus nulle part dans le monde. Car presque tous les pays du monde ont un voisin plus grand qu’eux. Ce que nous faisons maintenant, nous le faisons pour l’ordre de paix européen, pour l’Ukraine, mais aussi pour la défense de la Charte des Nations Unies.

Alors que nous sommes les maîtres de la vie et de l’avenir, nous regardons par conséquent notre époque autrement qu’avant le 24 février. Cela ne veut pas dire que nous faisons table rase de tous les anciens principes, bien au contraire. L’enjeu consiste à présent à consolider ce qui a toujours fait notre force : la solidarité, l’attention, l’empathie, l’investissement dans ce qui n’est pas seulement militaire, même si nous devons maintenant faire le dur apprentissage qu’il nous faut investir dans notre défense, le « soft power », l’échange entre les personnes, la durabilité et la justice.

C’est pourquoi, au moment où nous renforçons l’OTAN en accueillant deux nouveaux membres, la Finlande et la Suède, et où nous investissons dans notre propre capacité de défense, le gouvernement fédéral est justement en train de rédiger une stratégie de sécurité nationale qui dépasse de très loin le cadre de la défense militaire. Lorsque nous parlons de sécurité, nous pensons aussi à la protection de nos hôpitaux et de notre réseau électrique. Nous savons en effet que la sécurité au XXIe siècle va bien au-delà des blindés et des missiles : c’est aussi la protection de nos infrastructures critiques ainsi que la protection de notre démocratie contre la désinformation et les discours de haine.

Dans cette perspective, nous considérons notre stratégie de sécurité nationale comme une stratégie de sécurité intégrée. Dans cet esprit, nous ne nous concertons pas uniquement au sein du gouvernement fédéral et avec nos partenaires et amis européens, mais nous consultons justement aussi les Länder.

Une journaliste m’a demandé aujourd’hui à quand remontait ma dernière visite dans le Bade-Wurtemberg. Ma réponse a été la suivante : « Je peux vous le dire très précisément. C’était l’été dernier, lors de ma tournée en Allemagne au sujet de la stratégie nationale de sécurité, à Karlsruhe, pour discuter avec les citoyennes et les citoyens de ce que signifie vraiment la sécurité pour eux : pour les policières et les policiers, les pompières et les pompiers, les élèves et leurs parents, pour nos communautés juives, pour les citoyennes et citoyens ainsi que pour le maire, sur place, à Karlsruhe ».

Une habitante a résumé ce qui nous préoccupe aujourd’hui. Elle a déclaré : « La sécurité en Ukraine, ça concerne aussi ma sécurité, je le vois bien sur ma facture de chauffage. » C’est exactement cela que nous avons à l’esprit. Nous voyons que ce que nous faisons ici, ce que nous consommons et importons ici vient de quelque part. Et si ce quelque part n’est pas en sécurité, cela touche aussi notre propre sécurité.

Cette idée ne nous guide pas seulement lorsque nous rédigeons la stratégie nationale de sécurité, c’est aussi avec elle que nous travaillons ensemble, en ces jours où notre sécurité est tellement mise à l’épreuve, à la construction de notre Union européenne. Une Union qui comptera un jour, j’en suis fermement convaincue, plus de 30 membres, parmi lesquels l’Ukraine, le Moldova, les pays des Balkans occidentaux. Une Union qui dispose pour cela de la bonne structure institutionnelle. Et une Union à même de s’engager dans le monde pour ses valeurs, ses intérêts et sa liberté, de concert avec nos partenaires et amis internationaux.

Ce qui était vrai au temps de Konrad Adenauer et de Charles de Gaulle l’est tout autant aujourd’hui : cette Union européenne en capacité d’agir n’existe pas sans l’amitié franco-allemande. Dans les moments difficiles et les crises qu’a traversées l’Union européenne, ce sont chaque fois les impulsions franco-allemandes qui ont fait avancer l’intégration, comme avec le Traité de l’Élysée, dont nous venons de célébrer le 60e anniversaire à Paris.

Il est aujourd’hui de notre devoir, en tant que témoins, en tant que maîtres de notre temps, de donner à nouveau de telles impulsions courageuses. Dans une Union qui a beaucoup grandi, nous ne devons pas jouer les donneurs de leçon franco-allemands. Nous devons prendre nos responsabilités parce que nous sommes les membres de l’Union les plus importants en termes de puissance et de taille. Cela s’applique à petite échelle, par exemple dans la coopération transfrontalière, que vous vivez ici chaque jour, 24 heures sur 24, dans le Bade-Wurtemberg, où il est tout à fait normal d’aller travailler, étudier ou rencontrer des amis de l’autre côté de la frontière.

Et cela vaut pour les grandes questions européennes, comme nous l’avons inscrit dans le Traité d’Aix-la-Chapelle. Cela vaut pour la compétitivité de l’UE, pour la coopération renforcée en matière de sécurité, comme pour le positionnement d’unité de l’UE dans le monde.

Une chose est claire : dans une Union européenne à plus de 30 membres, nous n’aurons certainement pas la maîtrise de notre avenir si nous ne réussissons pas aussi à prendre rapidement des décisions importantes. Nous avons vu à maintes reprises au cours des derniers mois comment certains États membres ont empêché au Conseil l’adoption d’une position commune européenne forte, par exemple sur les questions relatives aux droits humains.

Je crois que nous ne pouvons pas nous le permettre plus longtemps. Pour moi, c’est également cela le tournant historique. C’est pourquoi, en tant que gouvernement fédéral, nous nous engageons pour que l’on puisse prendre plus de décisions à la majorité qualifiée dans l’UE, tout particulièrement maintenant et tout particulièrement dans la politique étrangère et de sécurité commune.

Cela signifie naturellement aussi que nous pourrions être mis en minorité, nous l’Allemagne, lors d’un vote au Conseil. Cela arrive déjà aujourd’hui sur des sujets où l’on vote à la majorité qualifiée : la dernière fois, c’était en décembre, lors d’un vote sur l’utilisation durable de produits phytosanitaires. Nous n’avons pas trouvé cela particulièrement agréable, puisque nous défendions un autre avis en tant que gouvernement allemand. Personne n’aime être mis en minorité, mais c’est parfois nécessaire pour faire avancer les choses. Je dis aussi cela en guise de petite remarque à l’attention du Bundesrat.

Dans ces cas-là, se mettre à la place des plus petits pays est l’élément décisif pour faire avancer les choses. En effet, beaucoup de petits pays me disent bien sûr : « Annalena, en tant que ministre allemande des Affaires étrangères, c’est facile pour toi d’affirmer cela, mais la fois suivante, vous faites pression et cela n’arrive plus. » On en revient toujours à la realpolitik. Autrement dit, si nous voulons convaincre les autres que cette voie-là est à présent la bonne, qu’elle est dans notre intérêt à toutes et à tous, il est important pour nous de créer un contexte de confiance, d’intégrer dans notre raisonnement les intérêts et les préoccupations des autres, justement en cette période, en tant qu’Allemandes et Allemands.

C’est pour cela que je voudrais faire ici, aujourd’hui, une proposition sur la manière dont nous pouvons avancer sur cette voie, pas à pas, et non en forçant, parce que c’est cela que nous voulons, nous les Allemandes et les Allemands ; une proposition sur la manière dont nous pouvons au contraire mieux utiliser les traités européens pour notre sécurité à toutes et à tous et nos intérêts de politique extérieure.

En voici un exemple : au Conseil, nous avons récemment statué sur la mission de formation de l’UE pour les militaires ukrainiens ; nous l’avons fait par une décision qui nécessitait en principe l’unanimité. Cela ne se serait pas produit par le passé, mais compte tenu de l’urgence et de la nécessité, nous avons choisi d’ouvrir la voie de l’« abstention constructive ». Les Hongrois, qui étaient contre, n’ont pas bloqué les décisions de l’UE : ils se sont « abstenus constructivement ».

Nous avons aussi besoin d’une solution pragmatique de ce type sur d’autres questions, notamment les questions relatives aux droits humains, ou bien nous utilisons la clause passerelle qui est déjà inscrite dans les traités européens et grâce à laquelle nous pourrions être en mesure de prendre des décisions à la majorité dans certains domaines politiques, par exemple pour la politique des droits humains ou pour la plus grande mission de sécurité de notre temps : la diplomatie climatique.

Je sais que tout cela a l’air très technique. Et certains se demanderont peut-être quelle est cette nouvelle invention de Bruxelles. Mais je crois que ce qui est déterminant dans cette phase est de comprendre qu’il y a des moments où il n’y a pas de temps à perdre. L’Europe a en effet toujours grandi par vagues, elle a toujours été forte lorsque nous étions mis particulièrement au défi. Et c’est justement pour cela que, de mon point de vue, le moment est venu de renforcer la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne.

Il y a tout juste 20 ans, dans le premier « Discours de Stuttgart sur l’Europe », Valéry Giscard d’Estaing avait lui aussi réclamé une innovation technique : un service diplomatique de l’Union européenne. À l’époque, c’était une énormité. Mon Dieu, serait-ce la fin des ambassades allemandes ? Ce serait désormais à l’UE de s’occuper de la diplomatie pour tous les États membres ? Mais aujourd’hui, c’est à la fois une réalité et une évidence. Pour mon travail diplomatique, c’est un enrichissement en tout point positif. Le Service européen pour l’action extérieure représente aujourd’hui l’Union européenne dans le monde entier.

Si nous y sommes arrivés il y a 20 ans, pourquoi ne réussirions-nous pas aujourd’hui avec les décisions à la majorité en politique étrangère et de sécurité commune ? L’essentiel est que nous nous attelions dès à présent à la tâche.

Cela vaut aussi pour la souveraineté économique et technologique de l’Europe. Cela vaut pour une thématique qui est absolument essentielle dans votre politique, ici, au Bade-Wurtemberg : porter la force d’innovation ainsi que l’esprit d’entreprise dans le monde et porter le monde dans le Bade-Wurtemberg.

Nous avons mené de nombreuses discussions intensives au cours de l’année écoulée au sujet de la guerre menée par la Russie. Nous en avons tiré des leçons, le ministre-président et moi-même en avons discuté tout à l’heure avec des représentants du monde économique du Bade-Wurtemberg. Nous avons réfléchi à ce que cela signifie pour l’avenir.

Cela signifie que, si le monde change, nous devons faire les choses différemment, y compris dans le domaine de notre politique économique, sans quoi nous risquons de voir un jour d’autres que nous devenir les maîtres de notre vie et de notre avenir.

Nous vivons en effet aujourd’hui dans un monde dans lequel des régimes autocrates veulent imposer le droit du plus fort avec des chars et des bombes. De l’autre côté, nous voyons combien d’États à travers le monde soutiennent le droit international et un ordre économique équitable. Et je vois, partout dans le monde, qu’il ne s’agit pas uniquement des démocraties occidentales classiques. Si nous considérons le vote qui a eu lieu il y a presque un an à l’Assemblée générale des Nations Unies, nous remarquons que ces États sont plus de 140. Ce ne sont pas seulement des pays démocratiques. Ce sont des pays qui affirment ensemble : le droit international et des traités équitables sont une protection pour nous tous.

Une Union européenne souveraine, qui investit dans sa propre force, qui réduit ses rapports de dépendance et qui, surtout, est prête à s’engager dans de nouveaux partenariats avec ces plus de 140 pays apporte une réponse à un monde comme celui-là. Une souveraineté européenne couplée à une politique étrangère et de sécurité forte signifie pour moi qu’il faut de la coopération, aujourd’hui plus que jamais, partout où c’est possible. Mais il ne s’agit pas non plus d’être naïfs et il faut affirmer notre autonomie en tant qu’Européens là où c’est nécessaire. C’est cela, la souveraineté stratégique de l’Europe. C’est cela, la force au niveau international, c’est cela, la coopération au niveau international.

Nous avons vu en effet quelles conséquences fatales il y a eu à nous rendre dépendants de l’énergie russe et à tout miser uniquement sur le « principe espérance » pendant des décennies. Nous avons vu ce qu’il peut arriver lorsque nos entreprises alignent excessivement leurs chaînes d’approvisionnement ou leur modèle économique tout entier sur des États qui ne partagent pas nos valeurs. L’enseignement à en tirer ne devrait pas être de montrer du doigt qui a eu tort, quand et comment, ni qui a eu raison, quand et comment. Il s’agit seulement de faire en sorte que cela n’arrive plus.

Une chose est évidente : la recherche de profits à court terme de quelques grandes entreprises peut être légitime, mais elle ne correspond pas nécessairement aux intérêts économiques collectifs à long terme d’un pays. C’est pourquoi il est de notre mission, en tant que gouvernement fédéral, de garder ces intérêts collectifs à l’esprit avec les communes, les Länder, la Fédération et jusqu’à l’Union européenne tout entière.

Je suis donc convaincue que l’on court un risque lorsque certaines grandes entreprises sont tellement dépendantes du marché d’exportation chinois qu’elles se retrouveraient paralysées si ce marché venait à nous échapper. Si certaines entreprises prennent consciemment des risques de concentration, cela n’est pas dans l’intérêt économique général. Ou si nous sommes tellement dépendants de produits intermédiaires et de matières premières que nous ne sommes plus en mesure de développer nous-mêmes nos énergies renouvelables.

Cela ne veut pas dire que nous devons nous couper entièrement de ces marchés, et encore moins de la Chine, l’une des plus grandes économies au monde. Cela ne fonctionne pas dans une économie mondiale en réseau. Et ce serait contraire à la sécurité intégrée parce sans la Chine, nous l’avons vu pendant la pandémie, nous sommes incapables d’agir dans certains domaines et nous ne saurons maîtriser la crise climatique.

Notre réponse doit au contraire passer par une réduction des dépendances unilatérales et risquées ainsi que par une diversification en commun, comme le font justement de nombreuses entreprises au Bade-Wurtemberg, qu’il s’agisse de PME ou de « champions cachés ». Plus l’économie européenne se déploie sur une assise large, plus elle sera stable.

Nous ne poursuivons pas cette approche seulement en tant que gouvernement fédéral mais, bien sûr, tous ensemble en tant qu’Union européenne. Actuellement, nous coopérons donc étroitement avec des pays d’Amérique latine, d’Afrique, du Proche-Orient ainsi que d’Asie en matière de transformation écologique et de coopération économique afin de créer de nouveaux partenariats. Des partenariats pour protéger le climat et l’environnement qui ne tentent pas d’attirer les États dans des rapports de dépendance et le surendettement. Nous négocions dès lors, en tant qu’UE, des accords commerciaux durables et nous investissons dans des initiatives en matière d’infrastructures telles que le Global Gateway.

Ni le gouvernement fédéral ni l’Europe ne sauront cependant construire seuls de tels partenariats. Il faut des entreprises venant des régions et des Länder. Des entreprises comme les vôtres, ici au Bade-Wurtemberg, qui fixent des standards dans le monde, qui ont atteint un leadership technologique dans le monde, qui disposent d’accès partout dans le monde.

Ce n’est que si nous construisons ensemble notre sécurité, à travers les communes, les écoles supérieures, les terrains de football, à travers les Länder, la Fédération et l’Europe, que nous pourrons aussi assurer durablement la paix.

C’est exactement comme il y a 70 ans, lors de la première rencontre entre les jeunes footballeurs du SpVgg 07 Ludwigsburg et ceux du FC Sochaux, venus de France, alors que les pères, les joueurs de football, les jeunes ne se sont pas posé la question de savoir ce que faisaient les autres. Lorsqu’ils se sont dit : « Je fais ça maintenant, je prends les choses en main. »

Le journal local de Ludwigsburg a écrit, le 27 décembre 1952, le jour où les footballeurs français sont repartis de Ludwigsburg : « Ce matin, au moment où ils quittent notre ville, beaucoup de préjugés, ici comme là-bas, auront sans doute disparu ».

C’est cela, la politique étrangère : surmonter les préjugés, dans les petites choses, et apporter ainsi une contribution aux grandes choses. Tel est l’enjeu aujourd’hui : nous devons nous demander chaque jour ce que nous pouvons faire, quelle est notre contribution pour surmonter les préjugés et en finir avec cette guerre.

Je ne sais pas à quelle vitesse cela se produira mais nous œuvrons chaque jour pour la paix ; pour une paix juste, pour une paix qui permette aussi à une jeune Ukrainienne de 16 ans de pouvoir à nouveau jouer au volleyball ; pour une paix qui exige en ce moment que nous n’attendions pas seulement les applaudissements, mais que nous acceptions aussi de rencontrer des oppositions.

Parce que nous sommes les témoins de notre propre temps. Parce que nous travaillons pour être maîtres de notre avenir.

Parce que tout ce que nous voulons, c’est que la prochaine fois que cette jeune fille de 16 ans de Kharkiv pensera aux 45 secondes qui sont devant elle, ce ne soit pas pour courir vers un bunker, mais peut-être pour faire une pause pendant son match de volleyball.

Aujourd’hui aussi, nous sommes les maîtres de notre vie, de notre avenir et de notre Europe.

Je vous remercie.

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