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L’art en exil

Éclairage : « Le Pays des enfants » d’Helen Bozhko, © Goethe-Institut, Foto: Helen Bozhko
Le Goethe-Institut apporte son soutien à des artistes originaires de pays où il a lui-même dû interrompre ses activités, à commencer par les artistes ukrainiens.
Des visages d’enfants vous fixent depuis les vitrines du centre culturel « Kunsthaus ACUD » à Berlin. Il s’agit de portraits réalisés l’année dernière dans le Donbass par la photographe ukrainienne Helen Bozhko. « Ce sont les visages d’enfants qui souffrent de la guerre. Une guerre qui faisait déjà rage dans l’est de l’Ukraine avant le 24 février », explique Olga Sievers, commissaire de l’exposition et responsable du projet « Goethe-Institut im Exil » (le Goethe-Institut en exil) à Berlin. Chaque visage raconte sa propre histoire. Personne ne sait ce qu’il est advenu des enfants depuis qu’ils ont été pris en photo. Mais les artistes ukrainiennes et ukrainiens voulaient montrer que leurs destins existent bien en Ukraine.
Au début du mois d’octobre 2022 a débuté le projet « Goethe-Institut im Exil », prévu pour durer deux ans, avec un festival inaugural dans le centre culturel ACUD. Des artistes ukrainiens se sont réunis pour exposer leurs œuvres d’art pendant leur exil berlinois. Dans les six mois à venir, l’accent sera mis sur ce pays agressé par la Russie. Les collègues ukrainiens d’Olga Sievers poursuivent leur travail sous forme numérique, malgré la fermeture du Goethe-Institut à Kiev, Berlin étant leur « avant-poste d’exposition ». Au printemps, un festival similaire est prévu pour les artistes afghans. Viendront ensuite des manifestations organisées par d’autres Goethe-Institut fermés, en Syrie et au Bélarus, en raison de la guerre ou de la censure.
Offrir des points d’ancrage

Quiconque souhaite continuer de se consacrer à sa pratique artistique en exil a besoin de contacts avec les structures, les institutions et d’autres artistes. Le Goethe-Institut berlinois souhaite donc être un lieu de contact et un espace protégé jusqu’à ce que les instituts puissent rouvrir leurs portes dans ces quatre pays. Olga Sievers n’impose pas de thématique pour les manifestations culturelles : « Nous sommes à l’écoute des artistes et évaluons ce que nous pouvons matérialiser ensemble. »
Car ces quatre pays sont très différents les uns des autres. En Ukraine, l’art n’est assujetti à aucune règle, mais le travail du Goethe-Institut n’y est plus sûr. Outre les nombreux artistes qui ont fui ou vivent en exil depuis longtemps déjà, nombre d’artistes ont choisi d’entreprendre le difficile voyage depuis leur pays pour participer au festival inaugural, alors que tout trajet jusqu’à Berlin dure plus de 24 heures. En revanche, pour les artistes afghans, syriens ou bélarussiens, seuls celles et ceux qui se trouvent déjà en exil participeront probablement à ce projet. Des manifestations culturelles pourront d’autre part être organisées en ligne, notamment en anonymisant certaines œuvres.
Un fragment de patrie

Dès l’ouverture du festival, le besoin d’échanges entre les artistes s’est révélé particulièrement intense. Viktoria Leléka, chanteuse du groupe de jazz et de folklore « Leléka », vit depuis quelques années à Berlin. Elle est venue chaque jour au centre culturel ACUD. « Beaucoup ont été submergés par leurs émotions en découvrant tant d’aspects de leur propre culture », raconte Olga Sievers. Elle évoque des enfants réfugiés venus à l’atelier de l‘illustratrice Lana Ra qui se mirent immédiatement à dessiner. « On pouvait voir sur leur visage qu’ils retrouvaient un fragment de leur patrie ici, à Berlin. » Et lorsque Serhij Zhadan a donné un concert avec son groupe, le public s’est pressé jusque dans la cour. Les spectatrices et spectateurs connaissaient les textes par cœur.
La voix ukrainienne
Outre des espaces d’exposition présentant des films et des installations, le centre culturel ACUD renferme également une discothèque. La « Bomb Shelter Night » (la nuit de l’abri-aérien), une performance organisée avec la participation de DAKH et du festival GogolFest, y a duré sept heures. Le concert a été interrompu par des sirènes simulant une soirée à Kiev. Pendant que le public cherchait un abri, on pouvait lire en différentes langues des extraits de journaux intimes relatant le début de la guerre. Le public non-ukrainien a ainsi eu l’occasion de se transposer un tant soit peu dans cette situation inconcevable. « Bien des larmes ont coulé au milieu des conversations », raconte Olga Sievers. Une équipe de prévention a veillé à ce que personne ne reste seul face à ses émotions.
« La situation à Kharkiv peut être beaucoup plus saisissante lorsqu’elle est décrite par un écrivain qu’aux informations », explique Evgenia Lopata. Avec sa maison d’édition Meridian Czernowitz, elle occupe un rôle important pour le festival. Responsable du programme littéraire, elle est arrivée avec des auteurs ukrainiens, Iryna Tsilyk, Andriy Lyubka et Roman Malynowsky, qui aident régulièrement sur le front et donnent une voix à la guerre à travers leurs textes. Mme Lopata, porte-parole de la littérature ukrainienne, souhaite faire connaître les textes autant que possible « afin que les Européens nous considèrent en tant que citoyens, en tant que pays. »
Rompre avec l’histoire ancienne

En plus d’établir des réseaux, les artistes ont en effet un autre objectif : montrer que la culture ukrainienne existait avant l’Union soviétique. « Mes parents ont passé toute leur vie à Tchernivtsi, mais ce n’est qu’en 2010 qu’ils ont entendu parler de Paul Celan », rapporte Mme Lopata. « Nous ne connaissions pas les fondations sur lesquelles nous nous tenons. » Tant de choses ont été refoulées jusqu’à l’indépendance en 1991, des réalités créées dans des villes multiculturelles comme Tchernivtsi. Le projet du « Goethe-Institut im Exil » représente pour Evgenia Lopata également une possibilité d’évoquer l’héritage culturel de l’Ukraine. Le festival, qui se poursuivra par une tournée de lectures publiques, requiert toute son énergie. Mais la communication et la solidarité l’honorent.
Tant d’autres ont fait les mêmes expériences que Mme Lopata, estime Olga Sievers : « Parmi tous ceux que nous avons contactés, personne n’a refusé. » Lorsque la Russie a attaqué Kiev et d’autres villes le 10 octobre, en lâchant des bombes et des missiles, les artistes s’apprêtaient presque tous à repartir en Ukraine. Il est presque impossible d’un point de vue allemand de comprendre ce qu’ils ont pu ressentir à cet instant. Mais il est clair que ce sont justement de tels moments qui les poussent à rentrer. Il s’agit d’un véritable grand-écart : « Il était tellement essentiel à leurs yeux de toucher le public ici, mais leur cœur continue toutefois de battre en Ukraine. »
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