Bienvenue sur les pages du Ministère fédéral des Affaires étrangères

Interview : « Nous devons casser les anciens blocs »

Interview de la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock

Interview de la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, © picture alliance/dpa | Kay Nietfeld

21.08.2023 - Article

Interview accordée par la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock à Table.Media.

Question : Madame la Ministre, nous réalisons cette interview peu de temps après votre retour, qui n’a pas eu lieu à la date prévue. Vous devriez vous trouver en effet en Nouvelle-Zélande en ce moment, mais vous avez été contrainte d’interrompre votre voyage vers l’Océanie. Dans quelle mesure cela nuit-il à la politique extérieure et climatique de l’Allemagne ?

Annalena Baerbock, ministre fédérale des Affaires étrangères : Cela fait vraiment mal. Plus aucun chef de la diplomatie allemande ne s’était rendu en Australie depuis 2011, et nous n’avions même pas d’ambassade allemande dans les petits États insulaires du Pacifique. Déclarer notre amitié dans de beaux discours, c’est un peu court. En diplomatie, on montre aussi son amitié en entreprenant un long voyage de plus de 20 000 km pour dire clairement aux personnes et aux gouvernements qui sont là-bas que leur région a une grande importance pour nous au 21e siècle, du point de vue de la politique de sécurité et de la politique climatique. Ce message, nous pouvons mieux le faire passer en nous rendant sur place, en Nouvelle-Zélande, en Australie ou aux Fidji, plutôt que depuis Berlin, par un après-midi pluvieux. C’est pour cela que nous ouvrons enfin une ambassade aux Fidji, qui est d’ailleurs notre première ambassade dans un petit État insulaire du Pacifique : cela fait partie de notre stratégie de diplomatie climatique, mais aussi de notre politique vis-à-vis de la Chine et de l’Indopacifique.

Question : Quand ce voyage sera-t-il reprogrammé ?

Annalena Baerbock : Le fait que j’aie dû annuler le voyage est aussi très regrettable car on ne fait pas 20 000 km en avion comme ça, juste pour une petite visite. Nous recherchons en ce moment un bloc de plusieurs jours libres dans mon agenda qui est par ailleurs extrêmement chargé, afin de reprogrammer le voyage de manière certaine. Certains éléments du programme ne pourront toutefois plus avoir lieu. Je ne peux plus participer que de manière virtuelle à l’inauguration de l’ambassade. Ce n’est évidemment pas la même chose qu’une inauguration conjointe, avec le gouvernement des Fidji, telle qu’elle avait été prévue.

Question : Vous vouliez en effet montrer aussi dans l’Indopacifique combien la politique climatique, la politique étrangère et la géopolitique doivent former un tout. Comment devons-nous nous représenter cela ?

Annalena Baerbock : La géopolitique est de la politique climatique, et la politique climatique est de la géopolitique. Les expertes et les experts savent cela depuis des années ; c’est ce qu’on a vu lors de la conférence sur le climat de 2015 à Paris. Pourquoi a-t-il été tellement difficile de négocier justement un accord mondial sur le climat ? Parce que de grandes questions géopolitiques sont naturellement en jeu : la question du leadership technologique en matière d’énergies renouvelables, la question des richesses anciennes de l’industrie fossile, la question de savoir qui paie pour les dommages liés au dérèglement climatique. Ce sont là toutes des questions de pouvoir, des questions énormes, qui mêlent politique financière, influence et justice mondiale. Si un petit État insulaire est frappé pour la énième fois par un cyclone, il ne pourra à un moment ou à un autre plus payer pour la reconstruction de ses écoles ou de ses hôpitaux. Si nous sommes aux abonnés absents lorsque se pose la question de savoir qui portera assistance à ces États, c’est la Chine qui bien sûr offrira volontiers son aide. Le plus souvent, elle ne le fait cependant pas sans contrepartie. Cela ne doit pas nécessairement se faire à travers un crédit léonin. Le cas échéant, cela peut aussi passer par le comportement de vote lors de la conférence internationale suivante.

Question : Est-ce à dire que la diplomatie climatique occupe une nouvelle place ?

Annalena Baerbock : Il apparaît de plus en plus que la crise climatique représente le risque de sécurité de ce siècle : la politique climatique est donc aussi une politique de sécurité. Nous avons vu, il y a deux ans, dans la vallée de l’Ahr, que cette crise climatique et de sécurité ne s’arrête pas aux frontières extérieures de notre propre pays. La politique climatique joue donc un rôle important aussi dans notre stratégie de sécurité nationale. Et lorsque j’ai fait entrer la diplomatie climatique au ministère fédéral des Affaires étrangères, nous avons ouvert un nouveau chapitre de la diplomatie allemande. Sans cela, les discussions avec un grand nombre de pays seraient assurément plus difficiles. Les pays qui pâtissent le plus de la crise climatique peuvent ainsi ressentir, voir, entendre, dans nos conversations, auprès de nos ambassades, que nous prenons enfin réellement au sérieux leurs préoccupations de sécurité, qui sont avant tout conditionnées par le dérèglement climatique.

Question : Comment cela se manifeste-t-il concrètement, par exemple aux Fidji ?

Annalena Baerbock : La nouvelle ambassade aux Fidji est notre tête de pont dans un « point chaud » de la géopolitique, qui se trouve incroyablement loin, mais qui nous est si proche, justement du point de vue géopolitique. Lors des conférences sur le climat, les Fidji militent avec nous en faveur d’objectifs plus élevés de réduction des émissions de CO2. Les Fidji sont le siège du Forum des Îles du Pacifique, dont font partie, outre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, une bonne douzaine de petits États insulaires du Pacifique. Ceux-ci partagent aussi nos valeurs dans d’autres questions internationales et ils se sont tous opposés à la guerre d’agression russe lors de l’Assemblée générale des Nations Unies. Cela signifie que la politique climatique ouvre aussi des portes, précisément, pour des questions géostratégiques. Mais si nous n’avons pas une présence en termes de politique climatique, ces portes-là se referment. À l’ONU, la voix de chacun de ces États insulaires a le même poids que celle d’un grand pays industrialisé. La question que se posent toutefois ces pays, c’est : si nous coopérons si étroitement, pourquoi personne n’est encore venu ici ? Je me suis rendue l’an dernier en République des Palaos, un État du Pacifique : c’était la première visite d’une ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne en 120 ans. Cette visite a changé du tout au tout la manière dont nous sommes perçus dans la région. Et elle a aussi permis aux Allemandes et aux Allemands de voir tout à coup à la télévision comment, concrètement, l’élévation du niveau de la mer menace une maison de glisser dans l’océan. Nous apportons aussi des choses très concrètes dans la région du Pacifique. Il y a par exemple notre offre en matière de développement des énergies renouvelables pour les îles du Pacifique, qui sont encore dépendantes, en partie, de générateurs diesel. Il y a aussi notre soutien sur des questions politiques importantes comme la réponse financière aux pertes et préjudices induits par la crise climatique.

Question : Vous espérez donc aussi, à travers cette politique, aboutir à de meilleurs résultats de négociation, par exemple lors des conférences de l’ONU sur le climat ?

Annalena Baerbock : Nous collaborons déjà très étroitement sur les questions de climat avec, notamment, les Îles Marshall, Vanuatu et les Fidji. Le vœu le plus cher de ces États insulaires, c’est évidemment que nous arrivions enfin à des émissions de CO2 nulles à l’échelle mondiale. Nous défendons souvent ensemble cet objectif lors des conférences sur le climat. Mais lorsqu’il faut trancher entre des vieux pays industrialisés et des puissances mondiales émergentes comme la Chine, mais aussi les États du Golfe, les États insulaires ne choisissent pas nécessairement le camp de l’UE, même si notre politique climatique est en réalité plus ambitieuse.

Question : Jusqu’à présent, ces pays font toutefois partie du groupe informel « G77 », celui des pays émergents et en développement, avec la Chine. Votre stratégie est-elle de vouloir attirer ces pays de votre côté sur les questions de politique climatique ?

Annalena Baerbock : Nous devons précisément casser ces anciens blocs. La crise climatique n’est plus, depuis longtemps, une question de blocs. Nous ne viendrons à bout de la crise climatique qu’en tant que communauté mondiale, ou nous n’y arriverons pas. C’est pour cela qu’il est si important que celles et ceux qui veulent réellement arriver à quelque chose dans la politique climatique se rassemblent, peu importe qu’ils soient du Nord ou du Sud, pays émergents, petits États insulaires ou nations européennes industrialisées. Et les pays de l’Indopacifique, où se situent bon nombre d’États particulièrement vulnérables, jouent à cet égard un rôle crucial. C’est pourquoi notre Stratégie pour la Chine n’aborde pas seulement la question de savoir comment nous réajustons nos relations avec la Chine en cette période si délicate sur le plan géopolitique et de la politique climatique, mais aussi comment nous développons notre coopération dans l’Indopacifique.

Question : Quel aspect cela doit-il prendre ?

Annalena Baerbock : Cela ne concerne pas seulement les petits États insulaires, mais aussi les très grands pays de la région. La dernière visite en Australie d’Angela Merkel en tant que chancelière remontait à 2014, mais c’était dans le cadre du G20. La presse australienne a rapporté de manière très précise qu’elle s’était rendue plus de dix fois en Chine durant son mandat à la Chancellerie fédérale. L’Australie comme la Nouvelle-Zélande sont de grandes démocraties, fortes et solides, et elles perçoivent que notre attention pour elles n’a jusqu’à présent pas été aussi marquée. Mais il y a aussi les petits États insulaires, qui adhèrent pleinement, comme nous, à la Charte des Nations Unies et à l’ordre fondé sur des règles. Tous ces États insulaires du Pacifique se sont opposés à la guerre d’agression russe car il y a une chose qu’ils savent en tant que petits pays : le droit international est leur assurance-vie. Il ne suffit donc pas de leur dire merci, mais nous devons leur faire savoir clairement que nous voyons aussi ce qui constitue leurs préoccupations en matière de sécurité, par exemple la crise climatique, mais aussi l’influence chinoise. La Chine a signé secrètement un accord sécuritaire avec les Îles Salomon. Pour les Australiens, qui coopéraient étroitement jusque-là avec les Îles Salomon, c’est une source de grande inquiétude.

Question : Mais ces petits États ont aussi toujours voté avec la Chine, et contre l’UE, lors des négociations climatiques, lorsque l’enjeu devenait crucial.

Annalena Baerbock : C’est en partie exact. Aucun de ces États ne veut être dépendant d’un seul et unique pays. Nous tentons dès lors d’offrir aux États insulaires des alternatives concrètes, car l’enjeu n’est pas qu’ils se placent dans un camp ou dans l’autre. C’est aussi pour cela que nous sommes à ce point les bienvenus là-bas. Mon voyage, cette nouvelle ambassade : tout cela fait partie d’un même programme, pour lequel il nous faut une relation de confiance bâtie sur des années et des décennies. En diplomatie, la confiance, cela veut dire qu’on se connaît, qu’on se rend visite mutuellement. La COP27 en Égypte l’an dernier a été une expérience essentielle pour moi : jusqu’au dernier moment, nous étions d’accord avec les petits États insulaires pour renforcer notre action en matière de protection du climat et coordonner cette action avec un nouveau fonds pour les pertes et préjudices. Mais lors du vote décisif, ils se sont rangés du côté du groupe « G77 », qui a freiné la décision. Des pays comme la Chine font en effet massivement pression, en coulisse, sur une série de ces pays en leur disant : si vous vous opposez à nous maintenant, dans la politique climatique, nous nous opposerons à vous, le cas échéant, sur d’autres questions. C’est précisément pour cela qu’il est si important d’avoir avec les petits États insulaires des relations de confiance et de continuer de les développer. C’est exactement l’objectif de ma diplomatie climatique.

Question : La réduction des risques, autrement dit la diminution de la dépendance stratégique, est une part de votre Stratégie pour la Chine. Mais en matière de politique climatique, nous sommes tous dépendants de la Chine. Comment fonctionne cette réduction des risques si vous avez besoin, d’une part, de confrontation et, d’autre part, de coopération ?

Annalena Baerbock : Vous connaissez la « triple dimension » inscrite dans la Stratégie pour la Chine : les Chinois et nous sommes concurrents, rivaux systémiques, mais aussi partenaires. Nous voulons coopérer avec la Chine. Mais nous voulons une coopération loyale. Et si cela n’est pas possible, notre devoir est de nous protéger, par exemple, lorsque la Chine souhaite acquérir un savoir-faire technologique de manière déloyale pour son propre avantage concurrentiel. En résumé, il nous faut coopérer avec la Chine partout où c’est possible, en particulier dans le domaine du climat. Et il nous faut pratiquer la réduction des risques, c’est-à-dire défendre la souveraineté stratégique de l’Europe, là où c’est nécessaire, sans quoi nos intérêts de sécurité sont mis en péril.

Question : Mais que faire lorsque ces deux aspects se superposent ? Par exemple, si des capteurs solaires chinois sont fabriqués en ayant recours au travail forcé ?

Annalena Baerbock : Le refus du travail forcé ne souffre évidemment aucune exception. Notre nouvelle loi relative au devoir de vigilance dans les chaînes d’approvisionnement interdit aux entreprises allemandes d’utiliser des produits issus du travail forcé dans leur chaîne de valeur. Je me bats d’ailleurs pour que de tels produits ne soient pas autorisés sur le marché européen. Pour les entreprises européennes qui respectent naturellement les normes fondamentales du travail internationales, l’importation de ces produits serait une véritable distorsion du marché. Cependant, nous avons bien sûr des situations de dépendance massive vis-à-vis de la Chine, notamment dans le domaine de l’énergie solaire. Comme Européens, nous ne pouvons pas atteindre nous-mêmes nos objectifs de développement des énergies renouvelables si nous ne coopérons pas avec les Chinois. Dans le même temps, nous devons éviter de nous rendre aussi dépendants de la Chine que nous l’avons été de la Russie pour l’approvisionnement en gaz, lorsque cette matière première s’est transformée en arme. C’est pour cela que nous mettons beaucoup d’argent sur la table afin de développer en Europe et en Allemagne, par exemple, une production de puces électroniques et de batteries.

Question : La force de la Chine est aussi, en partie, la faiblesse de l’Occident : en matière de financement de l’action climatique, il est reproché aux États industriels, à juste titre, de ne pas tenir leurs promesses : le mauvais exemple est celui des 100 milliards de dollars non versés à l’horizon 2020. Comment faire pour accroître la confiance des pays plus pauvres envers le Nord global ?

Annalena Baerbock : Si nous ne remplissons pas nos propres promesses de financement de la lutte contre le changement climatique, nous facilitons bien sûr grandement la tâche à des pays comme la Chine, pour lesquels l’enjeu n’est pas la politique climatique, mais la mise en place de dépendances systémiques. Il est donc dans notre tout premier intérêt de tenir la promesse des 100 milliards de dollars annuels pour le financement de l’action climatique, mais aussi pour avancer dans la réponse aux pertes et préjudices induits par la crise climatique, pour aider ceux qui ont le moins contribué à faire émerger cette crise. C’est pourquoi le fonds « pertes et préjudices » revêt pour moi une telle priorité. Quoi qu’il en soit, l’Allemagne respectera ses promesses de financement. Mais nous ne devons toutefois pas être naïfs en matière de financement pour le climat. Les États industrialisés classiques ont été responsables pendant des décennies de l’essentiel des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Nous avons bâti notre réussite économique sur ces émissions. Nous devons donc soutenir aussi financièrement l’adaptation nécessaire, la réponse aux pertes et préjudices. En basculant vers les énergies renouvelables, nous nous sommes engagés sur une nouvelle voie, et c’est heureux. Mais d’autres ne procèdent pas à la sortie du charbon aussi intensivement que nous. La Chine est devenue le plus grand émetteur et le principal responsable des dommages présents et à venir. C’est une chose que nous devons aussi dire clairement aux plus petits États : si vous voulez être aidés, nous tiendrons notre parole, mais vous devez aussi rappeler des pays comme la Chine ou les États du Golfe à leurs responsabilités.

Question : Vous exigez donc que la Chine et d’autres pays riches qui ne sont pas des pays industrialisés classiques participent au financement du fonds « pertes et préjudices », qui doit être mis en œuvre lors de la prochaine COP ?

Annalena Baerbock : Oui. J’en ai d’ailleurs parlé lors de mon voyage en Chine, mais aussi avec les États du Golfe ou des pays comme la Corée, même si c’est tout sauf facile. Le thème des « pertes et préjudices » est la boîte de Pandore de la politique climatique. Beaucoup avaient peur de l’ouvrir. L’attitude de l’Europe et des États-Unis jusqu’à présent était d’ailleurs de dire que nous ne devons pas en parler. J’ai toujours considéré cela comme une erreur. J’ai en effet remarqué une chose dès le premier jour où j’ai été ministre des Affaires étrangères : par cette attitude de refus, nous nous aliénons la confiance d’un très grand nombre de pays à travers le monde, non seulement des États insulaires mais aussi de beaucoup d’États africains. C’est pour cela que j’ai dit lors du dialogue de Petersberg sur le climat, il y a un an, que nous voulions aborder ce sujet. Cela ne m’a pas valu que des compliments, y compris chez nos partenaires et nos amis, mais cela a représenté une ouverture pour de très nombreux pays dans le monde, qui nous regardaient sinon plutôt avec scepticisme, nous les États industrialisés. Ils ont observé que les Allemands étaient vraiment sérieux sur le sujet de leur responsabilité en matière de politique climatique.

Question : Est-ce toujours le cas ? Quelle est donc la réputation de l’Allemagne auprès de vos interlocuteurs dans le monde de la politique climatique ? Nous étions autrefois « le » pays de la transition énergétique, mais d’autres sont devenus entre-temps plus rapides et plus résolus.

Annalena Baerbock : L’Allemagne a en quelque sorte inventé la transition énergétique, mais sa bonne réputation a depuis lors subi des dommages considérables au cours des années. Parce qu’il y a eu une phase, durant le gouvernement de la coalition de la CDU et du SPD, où on a mis toutes les entraves possibles sur le chemin du développement des renouvelables et où on ne voulait même pas entendre parler de sortie du charbon. Cela nous a malheureusement coûté la perte de l’industrie solaire, qui est partie vers la Chine. Et puis nous avons eu cette dépendance énorme vis-à-vis du gaz russe. Pour le gouvernement fédéral d’alors, un gazoduc n’était rien d’autre qu’un projet purement économique, qui ne soulevait aucun problème, ni géopolitique, ni du point de vue de la politique climatique. Tout cela a naturellement miné petit à petit notre bonne réputation d’Allemands pionniers en matière climatique, et il était donc essentiel pour nous, en tant que nouveau gouvernement fédéral, de lever toute ambiguïté sur le fait que la politique climatique est maintenant la priorité. La protection du climat n’est pas une question d’ordre purement environnemental ; la protection du climat, c’est de la politique industrielle, c’est de la politique de sécurité, c’est la protection de la santé et c’est donc une mission transversale de tout gouvernement moderne.

Question : Votre gouvernement tricolore lui-même ne fournit pas suffisamment d’efforts, selon l’avis rendu par le conseil d’experts sur les questions climatiques. Dans quelle mesure êtes-vous satisfaite de la politique climatique au niveau national ?

Annalena Baerbock : Quand on a fait l’impasse pendant des années, pour ne pas dire une décennie, sur la politique du climat et de l’énergie, le changement ne se fait pas du jour au lendemain dans un État industrialisé. Et « faire l’impasse » est un euphémisme si je songe à certains représentants de la CDU et de la CSU qui ont délibérément voulu saboter l’ensemble des premiers succès en matière d’énergies renouvelables. Nous avons donc pris la décision fondamentale, en tant que coalition tricolore, de faire de l’Allemagne un pays climatiquement neutre d’ici au milieu des années 2040 et d’orienter nos investissements en matière d’infrastructures vers cet objectif. Notre objectif intermédiaire est lui aussi clairement défini : au moins 80 pour cent de renouvelables d’ici à 2030. Nous devrions ainsi rattraper au moins en partie les années perdues. Dans l’accord de coalition, nous avons par conséquent anticipé la sortie du charbon, que nous avons encore accélérée depuis l’agression russe contre l’Ukraine. Les réserves de charbon réactivées sont remplacées à nouveau par des sources d’énergies renouvelables, depuis longtemps déjà. Et après la transition énergétique dans le domaine de l’électricité – en mai, nous avons eu 66,2 pour cent d’électricité produite à partir des renouvelables –, nous nous attaquons maintenant enfin à la production de chaleur.

Question : La COP28 de Doubaï, en décembre, pourrait déboucher sur le compromis suivant : un objectif mondial pour les énergies renouvelables, davantage d’efficacité énergétique, une réduction des émissions de méthane et, en échange, la promesse d’arriver à un financement des mesures pour le climat à hauteur de 100 milliards, et d’organiser une sortie des énergies fossiles en utilisant à grande échelle les technologies de capture et de stockage du carbone (CCS), comme le souhaitent les pays producteurs de pétrole. Pourrait-on parler d’un succès ?

Annalena Baerbock : Il nous faut une correction de trajectoire à l’occasion de la conférence mondiale sur le climat de Doubаï. Nous ne sommes en effet pas sur une voie qui nous permet de tenir sur la durée le plafond de 1,5 degré. Mais nous savons aussi que de telles conférences ne sont pas un lieu où tous les désirs sont permis. Trouver un accord pour une réduction supplémentaire, si urgente, des émissions de CO2 est précisément une tâche difficile. Elle l’est justement parce que certains voient dans les CCS – la capture et le stockage du carbone – l’arme magique qui résoudra tout. C’est pourquoi, lors du Dialogue de Petersberg sur le climat de cette année, j’ai proposé un nouvel objectif mondial, à savoir une multiplication par trois de la capacité des énergies renouvelables à l’échelle planétaire. Celui-ci devrait être accompagné d’un doublement de l’efficacité énergétique, de la sortie des énergies fossiles sans dispositif d’atténuation, d’offres de support pour les pays en développement. Nous avons aussi besoin d’institutions financières internationales qui soient en mesure de soutenir les investissements dans cette transformation mondiale. Des avancées en ce qui concerne le fonds « pertes et préjudices » sont nécessaires pour manifester notre solidarité avec les États particulièrement vulnérables, notamment les États insulaires. Nous devons regarder attentivement jusqu’où nous atteignons cet objectif idéal et quels jalons doivent être posés pour y arriver. Le monde entier, en effet, a saisi une chose, y compris les États du Golfe : du point de vue technologique, les énergies renouvelables sont l’avenir. C’est pourquoi des pays comme les Émirats arabes unis, mais aussi le Qatar ou l’Arabie saoudite, jouent tous sur deux tableaux. Ils continuent naturellement leurs affaires avec le pétrole et le gaz, mais ils construisent en parallèle les centrales solaires les plus modernes au monde et misent sur l’exportation d’hydrogène vert. Et ils nous font endosser la responsabilité du soutien aux pays en développement vulnérables.

Question : À Petersberg, justement, une différence est apparue au grand jour, lorsque le président de la COP Sultan Al‑Jaber a dit vouloir une sortie des émissions, mais pas des combustibles, donc un recours maximal aux CCS. De votre côté, vous avez dit qu’il fallait une sortie des énergies fossiles, donc la fin définitive de tous les combustibles fossiles. Est-ce que l’UE va se rallier à la trajectoire des pays producteurs de pétrole, fondée sur les CCS, comme elle l’a déjà laissé entendre ?

Annalena Baerbock : Ceci est précisément un bon exemple qui illustre quels jalons sont plus difficiles à poser. Nous n’avons pas encore d’accord avec les États du Golfe sur ce point. Mais il ne faut pas abandonner pour autant. Nous devons au contraire scruter les détails de la diplomatie climatique : quel est leur intérêt ? Tirer des revenus des énergies fossiles tant que c’est encore possible. Comment peut-on éventuellement organiser cela de manière telle que cela ne soit pas dommageable pour le climat ? Il y a des domaines où l’on ne peut pas s’en sortir sans les technologies de capture et de stockage du carbone (CCS) et de capture et d’utilisation du carbone (CCU). Personne ou presque ne le conteste. Mais nous devons définir très précisément à quelle fin les CCS et les CCU sont nécessaires et comment elles peuvent être utilisées de manière sûre à long terme. Elles ne peuvent être une alternative à la poursuite du développement des énergies renouvelables qui sont à disposition, qui sont bon marché et qui peuvent remplacer les sources d’énergie fossiles, pour l’électricité par exemple, à cent pour cent et sans problème.

Question : Mais où trouverez-vous des alliés ? C’est la position de l’Allemagne, mais ce n’est déjà plus celle de l’UE. Et les États-Unis non plus ne vous suivent pas. Avec qui voulez-vous faire passer cela ?

Annalena Baerbock : La position de l’UE n’est pas encore arrêtée. Et la diplomatie, ça consiste justement à faire campagne pour sa position, à mettre sur pied des alliances. Il n’est pas exact non plus de dire que nous n’aurions pas d’alliés. Je songe en particulier aux États qui ne tirent pas de grands profits du commerce du pétrole ou qui n’ont pas de grandes industries, mais qui souffrent déjà des conséquences du changement climatique et qui savent très bien une chose : chaque dixième de degré du réchauffement climatique décide du sort de leur pays. Au total, cela fait énormément de pays, dans tous les coins du monde. Et c’est justement pour cela que nous devons développer encore nos relations dans ces coins-là. Comme nous l’aurions fait en Indopacifique au cours de ce voyage. Est-ce que nous ferons des avancées lors de la prochaine conférence sur le climat et des conférences suivantes ? Cela dépend de façon décisive de la question de savoir si nous retombons comme à chaque fois dans le schéma des vieux blocs du siècle dernier : le « G77 » et les « États industrialisés ». Nous ne nous en sortirons pas de cette manière. Il nous faut de nouvelles alliances au nom du climat : entre les États industrialisés et ceux qui sont si durement touchés par la crise climatique. Ce sera décisif pour la politique climatique des prochaines années.

Interview : Bernhard Pötter
www.table.media

Retour en haut de page