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Discours de la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock lors de la conférence « EUROPE 2025 » organisée par les journaux allemands Die Zeit, Handelsblatt, Wirtschaftswoche et Tagesspiegel
« Que tu le veuilles ou non, tu n’as qu’à t’y résigner, ma mignonne. »
Cette phrase est tirée d’une chanson russe.
Le président russe Poutine a cité cette allusion à peine dissimulée à un viol – avec un sourire à peine perceptible aux lèvres – en parlant de son pays voisin. Deux semaines avant qu’il ne donne l’ordre d’invasion totale de l’Ukraine souveraine.
Ce n’était pas une coïncidence. C’est une phrase chargée de chauvinisme. Une phrase chargée de soif de pouvoir, de cynisme et de mépris pour l’être humain. Une phrase infâme.
Trois ans plus tard, le président russe n’est pas le seul à incarner cette vision du monde – qui doit non pas se fonder sur des règles, mais sur le droit du plus fort. Une vision du monde où les puissants redessinent les frontières et où les autres n’ont qu’à se soumettre, à se « résigner ». Si besoin en recourant à la violence, y compris la violence sexuelle.
Une vision du monde où les acteurs politiques sont prêts à faire voler en éclats du jour au lendemain les règles, les partenariats et la confiance bâtie sur plusieurs décennies – le cas échéant, par un simple tweet. La vision d’un monde infâme.
Notre mission de politique étrangère d’aujourd’hui consiste à ne pas nous résigner à ce monde infâme, mais au contraire à nous y opposer et à nous élever face à lui aux côtés de nos partenaires, à défendre l’ordre international fondé sur des règles. Pas tant parce que c’est une question de morale, mais parce que c’est dans notre intérêt sécuritaire le plus profond.
En Allemagne également, d’aucuns se demandent à voix haute si nous ne pourrions pas nous aussi profiter du droit du plus fort et souhaiteraient que quelqu’un frappe durement. Nous entendons certaines personnes dire : le droit européen, le droit international, la démocratie libérale, ce ne sont là que des signes de ramollissement.
Or c’est tout le contraire. Ce sont les règles qui nous rendent forts, car elles sont le meilleur moyen de nous protéger nous-mêmes.
Nous sommes un pays fort. Mais si nous regardons autour de nous, dans le monde, nous voyons bien que nous ne sommes pas une puissance militaire mondiale. Nous ne sommes pas un empire du pétrole ou des matières premières. Nous sommes un pays qui mise sur le « smart power ».
En tant que troisième économie mondiale, notre pays n’est donc fort et prospère que si les routes commerciales sont libres et sûres et que nos alliances de sécurité sont fiables. Si le droit international s’applique à nos entreprises et que l’accès à d’autres marchés leur est ouvert. Si une main-d’œuvre qualifiée peut venir chez nous avec son savoir-faire.
En revanche, nous ne gagnerons jamais sur un terrain où règne l’infamie. Sur un tel terrain, nous ne pouvons que nous soumettre et donc devenir le jouet entre les mains d’autres parties.
Si nous faisons cavalier seul dans ce monde, nous ne pouvons que perdre. C’est la raison pour laquelle nous avons non seulement apporté une réponse claire au 24 février 2022, mais que nous l’avons également fait après l’élection du nouveau président des États-Unis et l’annonce d’« America first ». Nous avons dit tout à fait clairement quelle était notre réponse : « Europe United ».
« L’Europe unie », y compris au sens d’une Europe audacieuse et courageuse, d’une Europe déterminée et ferme.
L’heure est grave, cela ne fait aucun doute, mais je pense que c’est précisément la raison pour laquelle il ne sert à rien de se lamenter.
Cela ne sert à rien de dire : nous allons maintenant nous laisser porter un peu par le courant et nous battre chaque jour uniquement pour ne pas couler.
Ce qu’il nous faut en revanche, c’est faire preuve d’audace et de courage. Je suis d’avis que nous pouvons sortir plus forts de cette situation difficile, de cette période difficile – en tant qu’Allemagne, au cœur de l’Europe. De l’audace et du courage, nous venons d’en faire preuve il y a deux semaines au Bundestag allemand, en débloquant des fonds et en unissant nos forces afin de modifier la Loi fondamentale.
Nous disposons désormais des moyens financiers nécessaires. Si nous échouons, cela ne peut être dû qu’à la volonté politique, à notre propre manque d’ambition. En ces temps infâmes, ceux qui portent des responsabilités en Europe et en Allemagne doivent à mes yeux se rendre compte qu’être un peu assis entre deux chaises, cela ne fonctionnera pas. « Un peu d’Europe forte », c’est pour moi comme être « un peu enceinte » : cela n’est pas possible.
Nous devons agir maintenant, avec toute notre énergie – sans hésitation et avec clarté. En ayant confiance en nous, en faisant preuve de détermination et avec des partenaires forts.
Bien entendu, avoir confiance en soi ne veut pas dire qu’il faut se surestimer. 84 millions de personnes, cela ne représente pas la majorité des personnes sur terre. Nous n’avons pas non plus besoin de prétendre que nous sommes plus forts que ce que nous sommes. Mais nous devons connaître nos points forts et nos faiblesses et savoir gérer judicieusement nos atouts, les utiliser de manière stratégique.
Alors nous serons plus forts que ce que d’aucuns ne le pensent. En tant qu’Europe, nous avons le plus grand marché intérieur commun au monde. Un brevet sur sept dans le monde est déposé en Allemagne. En tant qu’Europe des Vingt-sept, nous sommes les leaders de l’exportation pour davantage de groupes de marchandises que la Chine, des avions aux technologies médicales.
Et oui, nous tous aimons aussi les iPhones. Et oui, nous n’avons pas encore mis sur pied une grande plateforme européenne de réseaux sociaux, par exemple.
Mais nous nous sommes dotés du règlement sur les services numériques, et il est puissant. Ces trois dernières années, nous avons créé une boîte à outils européenne commune, le mécanisme européen de lutte contre la coercition, en réalité pour réagir à une autre grande puissance.
Si d’autres évoquent comme aujourd’hui des taxes de 25 %, alors nous aussi nous pouvons sortir notre boîte à outils.
Pour d’innombrables personnes dans le monde, l’Union européenne est l’endroit le plus attrayant où vivre, travailler et étudier. D’après l’Université d’Oxford, plus de la moitié des vingt pays les plus heureux au monde se trouvent en Europe. Notez qu’aucun de ces pays n’est une autocratie.
C’est en grande partie grâce à nous, en tant qu’Europe, que plus de 150 pays se sont élevés mondialement contre l’agression russe après le 24 février 2022 – nettement plus donc que les deux tiers des États de ce monde. Début mars 2022, personne n’aurait pensé que dans la quatrième année de guerre brutale de la Russie, l’Ukraine existerait encore en tant que pays libre et démocratique.
En février 2022, nous avons réussi en tant qu’Europe des Vingt-sept à geler les réserves de l’État russe en un seul week-end. C’est justement cette détermination-là dont nous devons aussi faire preuve maintenant.
Si d’autres appliquent la formule « aller vite et tout casser » et brandissent la tronçonneuse comme leur outil préféré, nous n’allons certainement pas les imiter.
Mais notre formule à nous ne saurait être non plus « garder son calme et rester sur la touche ».
C’est pourquoi nous devons aussi nous demander franchement quels sont les obstacles auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
Nous ne pouvons tout de même pas réagir à chaque provocation, mais il n’est pas non plus admissible que nous discutions d’abord durant trois mois de la manière dont nous devons réagir si on nous menace de mesures coercitives.
Un obstacle vient tout juste de faire l’objet ici de discussions intenses entre les ministres de la Défense : l’industrie européenne de l’armement reste ancrée dans un contexte national, ce qui la rend inefficace. Si nous continuons en Europe à manier 150 systèmes d’armes différents incompatibles les uns avec les autres, alors nous ne serons pas capables de frapper suffisamment fort, même si nous dépensons tout l’argent du monde. Aussi la question de mon point de vue n’est-elle plus de savoir si nous devons lancer une Union européenne de la défense, mais à quelle vitesse nous devons le faire.
Et comme notre marché européen des capitaux est toujours fragmenté, nous avons certes beaucoup d’argent, beaucoup de capitaux privés, mais cet argent est malheureusement investi sur d’autres marchés, qui deviennent de plus en plus nos concurrents. Il ne peut donc y avoir d’autre réponse que de créer enfin l’Union commune des marchés des capitaux.
Et si l’essence de l’UE réside dans la prise de décision conjointe et que l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne stipule que l’objectif est le « principe de coopération loyale », alors nous ne pouvons simplement pas continuer d’accepter qu’un seul pays de l’UE fasse exactement le contraire depuis trois ans, ou peut-être deux, et que non seulement ce pays agisse régulièrement à l’encontre de cette coopération loyale lors de chaque série de sanctions tous les six mois, mais qu’il bloque également les pourparlers d’adhésion avec l’Ukraine.
La perspective d’une adhésion à l’UE constitue non seulement une promesse d’avenir centrale pour l’Ukraine, mais nous avons également appris douloureusement dans ce monde que pour assurer notre propre sécurité sur notre propre continent, il ne peut plus y avoir de zones grises. Cela ne vaut pas uniquement pour l’Ukraine et le Moldova, mais cela vaut en particulier pour les Balkans occidentaux. Dans une situation où la sécurité de l’Europe est autant menacée, où nous ne savons pas toujours clairement de quel côté sont les Américains à un moment où nous n’avions jamais été autant confrontés à de telles inquiétudes depuis la fin de la Guerre froide, il est donc de la plus grande importance de faire preuve de détermination. D’où cet appel pressant que j’aimerais vous adresser aujourd’hui pour conclure : il faut enfin instaurer le vote à la majorité qualifiée dans les questions centrales de la politique étrangère européenne.
Nous ne pouvons plus nous permettre de ne pas être pleinement opérationnels dans ce domaine. Si l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’UE importe et que le principe de coopération loyale s’applique, alors le moment est venu de montrer clairement que ceux qui bloquent ou attaquent ce principe doivent s’attendre à se voir appliquer une autre disposition : celle qui se trouve trois articles plus loin.
Nul ne sait s’il faut s’en saisir. Ce que je sais, en revanche, c’est que nous nous sommes associés au sein d’un groupe d’États, dont certains, nombreux, ont toujours eu du mal avec le vote à la majorité qualifiée parce que ce sont des petits pays, parce qu’ils craignaient que l’Allemagne l’utiliserait à son profit en politique étrangère, les mettant ainsi potentiellement sur la touche. Mais au cours des trois dernières années, de plus en plus d’États au sein de notre « groupe d’amis » – en particulier les États baltes et les pays nordiques qui ont longtemps été contre – ont clairement mis en évidence que nous ne sommes pas prêts à nous résigner, que nous voulons agir nous-mêmes et prendre les mesures nécessaires. Nous voulons que les paquets de sanctions soient maintenus et que nous n’ayons pas à passer par ce processus de négociation à chaque étape d’élargissement. Dès lors que nous avons pris une fois la décision de lancer le processus d’élargissement, nous voulons pouvoir avancer sur chaque chapitre, y compris avec un vote à la majorité qualifiée.
En effet, le troisième point que j’ai évoqué, qui consiste à établir des partenariats et des alliances à travers le monde, ne peut évidemment fonctionner que si d’autres partenaires ne disent pas sans cesse : « Mais déjà à 27, vous n’y arrivez pas ! » Cela veut dire que ce « groupe d’amis », qui est à l’avant-garde de l’UE grâce à de nouvelles propositions courageuses, nous en avons aussi besoin à l’échelle internationale.
Ces trois dernières années, il s’est produit quelque chose que je perçois aussi comme une opportunité pour nous, les Européens, en particulier en ce qui concerne les élections aux États-Unis et la prétendue « fin de l’Occident ». C’est en réalité une bonne chose que nous n’ayons plus de supposé plan de table lors du G20, avec d’un côté l’Occident et de l’autre les BRICS ; ou, lors des conférences sur les changements climatiques, avec les États industrialisés d’un côté et les pays en développement de l’autre – les « pays du Sud » contre les « pays du Nord ». Géographiquement parlant, cela n’a de toute façon jamais eu de sens. Nous avons vu au contraire, et pas uniquement lors des votes aux Nations Unies, que 140 États étaient régulièrement en faveur, pas nécessairement de l’Ukraine, mais de l’ordre international fondé sur des règles. Et lors des conférences sur les changements climatiques, qui ont désormais la stature de conférences géopolitiques, 160 États étaient contre le blocage, contre les perturbateurs. Parce que ces États ont dit : nous n’avons certes pas grand-chose en commun avec les Fidji, mais nous savons tous que si les règles de la politique climatique, de la politique étrangère et de la politique de sécurité n’ont plus aucun poids, alors nul pays ne pourra dormir tranquille.
C’est la raison pour laquelle les partenariats sont si importants par les temps qui courent ; ils représentent une opportunité pour l’Europe, car on table sur l’Europe en tant que partenaire fiable. Nous avons donc encore besoin de plus de diplomatie sérieuse, et surtout d’une diplomatie de confiance. Et pour moi, cela n’est justement pas dire ce que les autres veulent entendre, mais dire les choses comme elles sont, de manière à ce que les autres sentent qu’on peut compter sur l’Allemagne et sur l’Europe.
Il y a ici des alliances plus importantes que celles qui nous ont toujours bien plu dans le passé, comme par exemple le G7, qui regroupe des économies et des démocraties fortes. Mais il y a également d’autres économies et démocraties fortes dans notre monde. Le Japon et le Canada font partie du G7. Mais ce n’est pas le cas, par exemple, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et de la Corée du Sud. Nous devons continuer de coopérer davantage avec ces acteurs.
Et cela vaut pour de nombreux autres pays à travers le monde, qui sont très loin et qui ne partagent certainement pas toutes nos valeurs. Mais la valeur fondamentale autour de laquelle se réunissent presque tous les États du monde est que la Charte des Nations Unies, le respect de l’intégrité territoriale et la souveraineté sont le meilleur moyen de nous protéger nous-mêmes. Car aucun pays au monde, qui n’est pas lui-même une puissance nucléaire, ne peut dormir tranquille en ces temps infâmes, s’il doit sans cesse craindre que son voisin plus grand l’envahisse simplement et que les autres se taisent.
Cela signifie que notre fiabilité, notre « smart power » et notre engagement en faveur d’un ordre international fondé sur des règles sont nos principaux atouts. Toutes les entreprises de tous ces pays veulent en effet investir leur argent là où elles savent qu’elles ne seront pas impactées le lendemain par des droits de douane punitifs infligés par décret. Ou comme en Russie, où de nombreuses entreprises ont vu leurs investissements perdre toute leur valeur du jour au lendemain parce qu’elles ont dû se retirer.
L’année dernière, au terme de plusieurs décennies de négociations sur l’accord avec le MERCOSUR, il est encore une fois apparu clairement que si nous agissons enfin ensemble dans les moments cruciaux, alors nous pouvons être incroyablement forts. Si les États d’Amérique latine et d’Europe montrent clairement que malgré toutes les différences que nous pouvons avoir sur les produits agricoles, nous sommes unis par l’intérêt d’un monde fondé sur des règles, sur le plan économique comme sur le plan sécuritaire, alors nous trouverons la force dont nous avons besoin ensemble. Si l’on combine l’accord avec le MERCOSUR, l’AECG et les autres accords avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, alors il s’agit là non seulement d’un « smart power », mais d’un pouvoir gigantesque dans ce monde.
Pour résumer, il ne faut jamais se résigner à quoi que ce soit dans la vie, encore moins sur son propre continent.
Ce n’est pas notre destin que de vivre dans un monde infâme.
En tant qu’Européens, c’est nous qui sommes maîtres de notre destin, aux côtés d’autres.
Nous sommes le plus grand marché intérieur commun au monde.
Nous formons ensemble la plus grande union de liberté et de paix.
Nous avons de la force lorsque nous avons confiance en nous, lorsque nous agissons avec détermination et dans un esprit de partenariat avec d’autres.
Cela ne sera jamais facile.
Mais chaque jour de dur labeur en vaut la peine.
Car il en va de notre Europe.