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Discours du ministre fédéral des Affaires étrangères, M. Heiko Maas, lors de l’hommage à Adam von Trott zu Solz

29.07.2019 - Discours

Discours du ministre fédéral des Affaires étrangères, M. Heiko Maas, lors de l’hommage à Adam von Trott zu Solz, à l’occasion du 75e anniversaire de l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944, à Imshausen

Je vous remercie de m’avoir invité à venir aujourd’hui à Imshausen. 75 ans après l’attentat manqué du 20 juillet 1944 et en des moments comme ceux-ci, cela fait du bien d’être ici, en ce lieu où l’on ressent le lien qui nous unit à Adam von Trott. Cela a à voir avec tous ceux qui sont ici aujourd’hui, mais aussi avec ce paysage qui a influencé Adam von Trott. J’aime d’ailleurs beaucoup ce paysage. Il fait penser à la vie, avec ses hauts et ses bas.

Dans nombre de ses lettres et textes, Adam von Trott évoque sa patrie, ce qu’elle signifie pour lui, l’impact qu’elle a eu sur lui.

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il conseille à sa femme Clarita, dans l’une de ses dernières lettres, de laisser son regard vagabonder sur ces collines. Il écrit : « Chaque fois que tu (...) seras là-haut, nous serons tout proches. »

Et c’est la raison pour laquelle nous sommes ici aujourd’hui : pour être proches de lui et des autres hommes et femmes du 20 juillet.

Dans sa lettre d’adieux, Adam évoque « la certitude et la force » qu’il a tirées de son amour pour cette patrie : la certitude qu’il écouterait sa conscience, quitte à mourir. La force d’agir contre les « destructeurs de la patrie », comme il est inscrit de manière très juste sur ce mémorial. Et le courage, l’ouverture d’esprit qui lui ont permis de penser et d’agir au-delà des collines de sa terre natale. Parce qu’en même temps, il se savait profondément enraciné ici.

Patrie et ouverture au monde, l’Allemagne et l’Europe – pour Adam von Trott, il s’agissait toujours des deux faces d’une même médaille.

Même pour un ministre des Affaires étrangères, je vous l’assure, il est fascinant de voir combien lui et ses compagnons de route du cercle de Kreisau voyaient loin, combien leur pensée et leur action étaient internationales – déjà à l’époque.

Il y a bien sûr les voyages d’Adam à l’étranger qui, vu la situation en Allemagne, devinrent une quête fiévreuse, toujours plus périlleuse et parfois désespérée, pour la paix.

Et il y a les idées novatrices des membres du cercle de Kreisau sur la réorganisation de notre continent.

Combien la résistance allemande a finalement contribué à la construction européenne est un débat certes intéressant, mais que je laisserai aux historiens. Ce qui est certain, c’est que nombre d’idées dont ont débattu Adam et ses compagnons de route et qu’ils ont couchées sur le papier sont, par chance, aujourd’hui devenues réalité : la fin des barrières à nos frontières, l’union douanière et monétaire, une Cour de justice commune.

D’autres de ses idées continuent à figurer, à juste titre, au menu de la politique européenne, comme la création de forces de sécurité communes ou bien la lutte pour le désarmement et le contrôle des armements.

À Bruxelles, quand nous travaillons sur de telles questions – ce qui est actuellement le cas –, nous suivons une conviction fondamentale d’Adam von Trott, à savoir que la paix et la souveraineté ne peuvent être préservées durablement que dans une Europe unie. Ce qui avait été formulé à l’époque par rapport à l’Union soviétique et au Royaume-Uni reste vrai aujourd’hui, au moment où l’on assiste à une nouvelle compétition des grandes puissances.

Si nous, Européens, voulons être entendus dans le monde du 21e siècle, si nous ne voulons pas être broyés entre les poids lourds que sont les États-Unis, la Chine et la Russie, alors nous devons coopérer encore plus qu’à l’heure actuelle.

Car pour citer l’un des pères fondateurs oubliés de l’Union européenne, le premier ministre belge Paul-Henri Spaak : « En Europe, il n’y a que deux sortes de pays : les petits pays et ceux qui ne savent pas qu’ils sont petits. » C’est une réalité évidente, également à notre époque.

La menace pesant sur notre souveraineté, sur l’avenir de notre pays, ne vient pas de ceux qui s’engagent en faveur de l’Europe et de la coopération internationale, mais de ceux qui crient « L’Allemagne par-dessus tout ! » dans nos rues. Des partisans du Brexit qui font du « Mon pays d’abord ! » le fil conducteur de leur politique. Ce sont eux qui nous isolent, eux qui veulent rendre nos pays vraiment petits.

Ils seraient tous bien avisés de suivre ce conseil d’Adam von Trott : l’amour de la patrie et une Europe unie, l’attachement à son pays et à la coopération pacifique dans le monde – tout cela n’est pas incompatible. Au contraire : ce sont les conditions pour un avenir heureux et pacifique !

Mesdames et Messieurs,

Rien que pour cette prise de conscience, il vaut la peine de se rendre à Imshausen – j’en connais d’ailleurs beaucoup qui feraient bien de venir ici. En effet, on peut y trouver une réponse au fossé qui s’ouvre entre les élites mondiales et ceux dans notre société qui craignent d’être laissés pour compte.

Un fossé qui se manifeste également dans les succès électoraux des nationalistes et des populistes dans l’Europe entière.

Un élément de réponse important – c’est d’ailleurs pour cela que j’ai évoqué en premier lieu le terme de « patrie », surtout eu égard à l’œuvre d’Adam – consiste à ne pas laisser ce terme à ceux qui veulent le réinterpréter d’une manière obtuse et révisionniste qui n’est pas sans rappeler l’idéologie de la terre, du sang et du sol.

La patrie – pour nous, Européens, c’est aujourd’hui un lieu où le droit garantit la liberté. Le dire à voix haute est beaucoup plus facile de nos jours qu’il y a 75 ans. Mais cela reste nécessaire, surtout par les temps qui courent.

Quand les nationalistes et les populistes instrumentalisent le langage – et il s’agit d’une évolution vraiment difficile – ce n’est pas seulement une question de souveraineté d’interprétation, mais aussi de manipulation, de limites qui sont volontairement repoussées.

Le terme de « patrie » n’est d’ailleurs pas le seul concerné.

Il y a quelques semaines, des hommes politiques allemands ont péroré sur « la nécessité d’unir le social et le national ». Leur but était de se faire bien voir de ceux qui excluent les minorités et veulent diviser notre société. Bref, leur message était aux antipodes de leur discours : asocial, nationaliste.

Le mot « résistance » n’est pas non plus à l’abri d’une utilisation abusive. Quand des extrémistes de droite se qualifient aujourd’hui de « résistance nationale », qu’ils portent sur eux, pendant leurs manifestations, les symboles des résistants de 1944, ils blessent et insultent la mémoire d’hommes comme Adam von Trott. Alors c’est à nous de dire haut et fort : « Cela suffit ! ».

Le 20 juillet, on parle toujours beaucoup du droit de résistance dans notre Loi fondamentale, de ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Le droit de résistance énoncé dans notre Loi fondamentale protège la liberté et la démocratie, mais il ne protège jamais les ennemis de la liberté.

Et maintenant, les populistes s’attaquent à la mémoire.

Ils qualifient notre culture mémorielle de « culte de la culpabilité ».

Ils dénigrent le Mémorial de l’Holocauste en le traitant de « mémorial de la honte » et ils minimisent la dictature nazie qu’ils qualifient de « chiure d’oiseau de l’Histoire ».

Mais ce sont là plus que des inexactitudes de langage. Victor Klemperer a dit que « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic. On les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et quelque temps après, l’effet toxique est là. »

Partout dans le monde, des chercheurs sur les extrémismes mettent en garde contre l’impact des mots empoisonnés – c’est un sujet qui devrait nous interpeller dans notre vie quotidienne. Car de tels mots facilitent le passage à la violence. Un langage brutal engendre des actes brutaux. Et un jour ou l’autre, un individu radicalisé échange son clavier d’ordinateur contre une arme.

C’est ce qui est arrivé à Pittsburgh, où des croyants ont été tués alors qu’ils priaient dans des synagogues. À Christchurch, où des fidèles ont été pris pour cibles dans des mosquées. Au Sri Lanka, où les victimes étaient des chrétiens assistant à la messe de Pâques et des vacanciers dans leur hôtel.

Et chez nous, à peine à 100 kilomètres d’ici, c’est Walter Lübcke qui a succombé il y a quelques semaines. Je sais que certains parmi vous le connaissaient personnellement, le connaissaient comme quelqu’un de proche, d’humain, quelqu’un comme vous et moi. Sa mort a suscité un profond sentiment d’affliction et d’horreur, en particulier ici, dans « sa » région de Hesse du Nord.

Mais sa mort est une césure pour nous tous.

Non seulement parce que, pour la première fois depuis 1945, un homme politique allemand a été victime d’un meurtre politique d’extrême droite. Bien entendu, cela nous évoque des souvenirs sombres de l’enfance d’Adam von Trott, lorsque Walter Rathenau, Matthias Erzberger, Kurt Eisner et d’autres furent tués par des extrémistes de droite.

Mais de telles comparaisons historiques sont boiteuses, car elles ne font pas justice à Walter Lübcke, tout comme elles ne font pas justice à l’héritage des autres personnes – près de 200 – qui sont mortes des mains d’extrémistes de droite depuis 1945 : victimes du groupe NSU, réfugiés et demandeurs d’asile, concitoyens juifs et musulmans, sans-abri, policiers.

La mort de Walter Lübcke est une césure parce qu’elle frappe le cœur même de notre démocratie, l’un de ses représentants.

Elle montre clairement – qu’on se le dise haut et fort, et pas qu’aujourd’hui – que l’Allemagne a un problème avec le terrorisme d’extrême droite.

Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas s’en être rendu compte. Des avertissements, il y en a eu assez : outre les meurtres du groupe NSU, il y a aussi eu les attentats contre les maires de Cologne et d’Altena. Et chaque jour ou presque, des responsables politiques ainsi que des bénévoles et des journalistes reçoivent des menaces de mort.

Selon les statistiques, il y aurait plus de 12 000 extrémistes de droite portés à la violence dans notre pays, avec une tendance à la hausse. Parmi eux, 450 sont entrés dans la clandestinité et font l'objet d’un mandat d’arrêt.

Ces chiffres peuvent faire peur – notamment à celles et ceux qui s’engagent au quotidien pour la démocratie et la solidarité dans nos villes et nos communes, dans des foyers de réfugiés ou des associations sportives. Cette peur peut tétaniser, et elle n’est pas bonne conseillère.

Mais là encore, il est utile de se souvenir des hommes et des femmes de la résistance allemande. Ils symbolisent le courage d’agir. Le courage qu’ils ont eu d’agir, tout en étant parfaitement conscients que leur audace pouvait leur coûter la vie. Tout en étant parfaitement conscients de la souffrance et du danger que cela représentait pour leurs proches.

Mesdames et Messieurs,

Il est aujourd’hui beaucoup plus facile pour nous que pour ces hommes et ces femmes de faire preuve de courage civil. Et contrairement à autrefois, nous, démocrates, sommes majoritaires.

Mais si elle accepte docilement l’abrutissement, les dépassements de limites et la violence, alors cette majorité est en danger. Si elle oublie comment débattre ouvertement, comment accepter d’autres opinions ou régler les controverses de manière juste. Si elle ne protège pas ses représentants, les minorités, tous ceux qui ont d’autres convictions ou une autre orientation sexuelle.

La démocratie est certes forte, mais elle peut mourir d’indifférence. Pourtant, elle vit si nous la défendons.

Et cet acte de défense, Mesdames et Messieurs, n’est pas un combat acharné. C’est d’ailleurs aussi ce que symbolise Adam von Trott.

« En rentrant dans cette Allemagne que les ténèbres menaçaient d’engloutir, j’ai ressenti à nouveau au plus profond de moi l’amour et la joie de me trouver ici en ces temps difficiles et de me battre pour notre patrie. »

L’amour et la joie, voilà ce qu’éprouvait Adam von Trott à son retour de l’un de ses derniers voyages.

Au moment où le danger se dressait de plus en plus menaçant devant lui, il ressentait de la plénitude et même de la satisfaction. De la plénitude, car les différentes forces de la résistance allemande – socialistes et conservateurs, militaires et religieux, nobles, grands propriétaires fonciers et leaders du mouvement ouvrier – avaient développé une idée commune : l’idée d’une Allemagne meilleure. Et de la satisfaction de pouvoir contribuer à une plus grande cause, à ce nouveau pays meilleur.

Selon moi, deux conclusions se dégagent de cela : d’abord, nous démocrates – peu importe que nous soyons de gauche ou conservateurs, nés ici ou ailleurs, vieux ou jeunes, riches ou pauvres, de l’est ou de l’ouest – devons faire front commun contre les ennemis de la démocratie.

À l’ère de Twitter et de Facebook, si l’on regarde comment sont organisés les nationalistes, les extrémistes de droite et les populistes dans le monde numérique – c’est-à-dire de manière extrêmement professionnelle –, ils peuvent sembler nombreux. Pourtant, ils ne représentent pas la majorité, mais la minorité. Une minorité qui existe en Allemagne et avec laquelle nous devons chercher le débat. Mais parfois, cette minorité élève tellement la voix qu’elle en intimide certains dans notre pays. Et ceux qui nous observent depuis l’étranger se demandent alors ce qu’il se passe chez nous.

La voix de la minorité est cependant toujours liée à celle de la majorité. Plus la majorité est silencieuse, plus la voix de la minorité porte.

Par conséquent, chacun peut contribuer à réajuster ce rapport de forces dans notre pays. La grande majorité des habitants de l’Allemagne veulent vivre dans un pays ouvert, tolérant et dans lequel nous nous respectons les uns les autres.

En fin de compte, c’est la diversité des personnes et des opinions qui permet à notre société de se dresser contre l’étroitesse d’esprit et le populisme. C’est pour cela que les caisses de résonance virtuelles sont si dangereuses, parce qu’elles amplifient une seule opinion, sa propre opinion. La diversité a besoin d’espaces où différentes personnes et opinions se rencontrent, des espaces comme le château d’Imshausen que la fondation Adam von Trott est en train d’agrandir – un grand merci pour cela à Michael Roth et aux nombreux soutiens de cette initiative !

Imshausen se situe au cœur de l’Allemagne et de l’Europe, près de l’ancienne frontière entre l’est et l’ouest.

Cette séparation a certes disparu du paysage 30 ans après la chute du rideau de fer, mais cela est-il aussi le cas des mentalités ?

Il n’y a pas que les sondages et les résultats des élections à l’est et à l’ouest qui m’en font douter.

S’il y a bien une chose que je souhaite pour le château agrandi d’Imshausen, c’est qu’il reste aussi un lieu de rencontre entre l’est et l’ouest, comme le voulait Adam von Trott, dont le dernier ouvrage était intitulé « L’Allemagne entre l’est et l’ouest ».

De la mémoire collective peut naître une identité propre à l’Allemagne unie et à toute l’Europe. Une idée de notre pays et de notre continent qui inclue plus qu’auparavant les accomplissements et les perspectives de l’Allemagne de l’Est et de l’Europe orientale.

30 ans après la chute du mur, il est grand temps que cela arrive.

Ma deuxième conclusion se résume en ces termes : comment redonner goût au débat et au dialogue avec celles et ceux dont les convictions sont différentes des nôtres, et comment mettre fin aux caisses de résonance actuelles ?

Une première étape serait de se défaire des formules obsolètes toutes faites, des jugements hâtifs et des gestes de consternation mécaniques.

Cela permettrait de fournir matière à discuter et de transformer le travail de mémoire, afin qu’il soit plus jeune, plus vivant et tourné vers l’avenir.

Cela nécessite des coopérations, comme celle que la fondation Adam von Trott a mise sur pied avec l’université de Göttingen – une initiative qui nous est désormais familière.

Cela nécessite aussi des personnes qui traduisent les enseignements du passé dans le présent, des traductrices comme l’a été toute sa vie Clarita von Trott.

Cela nécessite une société civile éveillée. Des mouvements comme les manifestations #unteilbar ou bien celles et ceux qui, aujourd’hui, ont manifesté à Kassel contre la marche d’extrémistes de droite qui prétendaient cyniquement manifester pour la liberté d’expression.

Et cela nécessite des personnes qui désintoxiquent Internet et les médias sociaux, comme le réseau #wirsindhier. Ou bien des initiatives comme le « Jeudi de la démocratie ». Ou encore des personnes comme celles que j’ai vues tout à l’heure en arrivant ici, qui portaient sur leur tee-shirt les inscriptions « Bonjour l’amour » devant et – si je ne me trompe – « Adieu la haine » derrière. Il y a des gens qui ont besoin de faire de longs discours. D’autres arrivent à l’essentiel sur un tee-shirt.

Mesdames et Messieurs,

J’ai parlé de l’abus de langage concernant des mots tels que « patrie », « résistance » et « mémoire », et j’ai mentionné à quel point leur sens pouvait varier.

Même si les dangers sont nombreux, je vois là aussi une opportunité.

Des années après la guerre, de nombreux Allemands considéraient encore des résistants tels qu’Adam von Trott comme des « traîtres ». Vous et votre mère, chère Madame Onken-von Trott, chère Madame Müller-Plantenberg, en avez longtemps souffert. Même dans les archives du ministère fédéral des Affaires étrangères, il est question de « trahison », terme qui évoque la lâcheté et le déshonneur.

Quel contraste saisissant avec tout ce que symbolise Adam von Trott : honnêteté, amitié et courage !

Il me tient donc particulièrement à cœur, en tant que représentant du ministère fédéral des Affaires étrangères, de clarifier aujourd’hui ceci : Adam von Trott n’était pas un traître. Sa « trahison » était en réalité une victoire du sentiment d’humanité !

Jusqu’à aujourd’hui, il reste une source d’inspiration. C’est pour lui que nous nous rassemblons – 75 ans plus tard – sur cette colline au-dessus d’Imshausen.

Mesdames et Messieurs, cela prouve bien une chose : la force qui naît de la mémoire est celle du Bien. Je me réjouis que nous puissions la partager ensemble aujourd’hui.

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