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Mémoires plurielles, mémoire partagée, avenir commun
France-Allemagne : vers une culture mémorielle partagée ?, © dpa/pa/MAXPPP
Alors que s’achèvent cette année les commémorations de la Première Guerre mondiale, qu’en retenir pour l’avenir ? Peut-on s’acheminer vers une mémoire partagée ? Deux jeunes historiens ont croisé leurs points de vue à l’invitation de l’ambassade d’Allemagne.
En France, commémorer la Grande Guerre est un événement. En Allemagne, on chercherait en vain une « Mission du Centenaire » (c’est le ministère allemand des Affaires étrangères qui gère les commémorations). Mais depuis le début du Centenaire, les Allemands ont semblé redécouvrir ce chapitre de leur histoire. Va-t-on vers une mémoire partagée des conflits du XXe siècle, comme pourrait le suggérer la création d’un Historial franco-allemand de la Grande Guerre au Hartmannswillerkopf ? Et que retenir de ce cycle de commémoration pour construire l’avenir ? À l’invitation de l’ambassadeur d’Allemagne, Nikolaus Meyer-Landrut, et du Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, deux jeunes historiens, la Française Élise Julien (Sciences Po Lille) et l’Allemand Valentin Schneider ont croisé ce lundi leurs points de vue à l’hôtel de Beauharnais.
Le débat, modéré par Hélène Miard-Delacroix, professeur d’histoire et de civilisation de l’Allemagne contemporaine à la Sorbonne, l’a montré : la France et l’Allemagne ont suivi des chemins parfois similaires quant à la mémoire de la Grande Guerre. Mais elles affichent de grandes différences.
Cultures mémorielles
Dès les années 1920, les deux pays ont fixé les cadres institutionnels de la mémoire et érigé des monuments aux morts, a constaté Élise Julien. Mais les points communs s’arrêtent là. La mémoire de la Grande Guerre est aussi consensuelle en France qu’elle est fracturée en Allemagne.
En Allemagne, l’entre-deux-guerres a été dominé par les querelles d’interprétation. Ce sont les nazis qui ont unifié la mémoire de la Première Guerre mondiale, a expliqué Valentin Schneider. Et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont rejeté la guerre.
Non sans différences entre la République fédérale et la RDA. À l’Ouest, après la reconstruction, à partir des années 1960, a commencé à se poser la question de la culpabilité allemande. C’est le cas pour la Première Guerre mondiale (controverse Fischer) et surtout pour la Seconde à la suite des procès d’Auschwitz. Puis la vision des événements a changé à deux occasions : en 1985 à la suite d’un célèbre discours du président allemand, Richard von Weizsäcker (expliquant que la fin de la guerre avait signifié la libération pour l’Allemagne aussi), et au milieu des années 1990 grâce à une exposition sur les crimes de la Wehrmacht qui a cassé le mythe d’une Wehrmacht « propre » (par rapport à la S.S).
Mémoire nationale, mémoire fracturée
Il y a ainsi en France une tradition commémorative ancrée qui n’existe pas en Allemagne : la mémoire y est dispersée géographiquement et idéologiquement. En témoignent le sort des monuments aux morts : régulièrement honorés en France, ils sont souvent détruits ou délaissés en Allemagne. Il n’existe pas, en Allemagne, de monument central tel que la tombe du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, à Paris. Et les innombrables initiatives locales (musées privés, collectionneurs, etc.) qui font vivre la mémoire, s’ils existent, ne sont pas acceptés et promus en Allemagne comme ils le sont en France.
Cela a des conséquences sur le présent. En France, la mémoire de la Première Guerre mondiale « offre des ressources », a explosé Élise Julien : les discours politiques s’y réfèrent, parlant de « valeurs » et d’« union sacrée ». Même la figure du poilu est suffisamment « plastique » pour s’adapter à différents contextes. En Allemagne, cette mémoire n’apparaît pas dans les discours politiques. Sauf pour évoquer « la catastrophe liminaire » qui marque le début des tragédies du XXe siècle.
Le Centenaire, tremplin vers une mémoire partagée ?
Dans ces conditions, peut-on construire une mémoire partagée ? L’évolution récente le laisse penser. Après les Français dans les années 1980, c’est au tour des Allemands de renouer avec ce pan de leur histoire. Et ce, par le même biais : l’histoire familiale, la société civile. Il y a eu un « avant » et il y aura un « après » le Centenaire, a suggéré en substance Élise Julien. À la fin des années 2000, la commémoration de la mort du dernier « poilu » était faste en France, mais inexistante en Allemagne. « On a avancé d’un grand pas vers une mémoire partagée », a dit l’historienne.
Cette mémoire partagée peut s’appuyer sur des éléments transnationaux. C’est le cas du deuil et du souvenir de la mort de masse, qui paraît aujourd’hui absurde. Elle se cristallise ainsi sur les lieux de bataille, c’est-à-dire sur une mémoire des combats militaires, délaissant d’autres aspects (prisonniers, hôpitaux, l’arrière au sens large), a noté Valentin Schneider. Elle se commémore dans les cimetières et les ossuaires, a renchéri Élise Julien.
Permettra-t-elle d’écrire un avenir commun ? C’est ce qu’il faut souhaiter. « Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre », a conclu Hélène Miard-Delacroix en citant Marx.
A.L.