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« Quand on se parle, on ne tire pas »
Annalena Baerbock, ministre fédérale des Affaires étrangères, © Florian Gärtner/photothek.net
Interview de la Funke-Mediengruppe avec Annalena Baerbock, ministre fédérale des Affaires étrangères. Parue dans Ouest-France le 27 janvier 2022.
Vos premières semaines ont coïncidé avec une crise internationale majeure. Comment estimez-vous le danger d’un conflit, dans lequel l’OTAN joue aussi un rôle, entre l’Ukraine et la Russie ?
Nous sommes à un moment très critique. J’étais samedi dernier sur un marché. Un homme plutôt âgé a commencé à me parler. Il m’a raconté que la guerre avait emporté ses frères, à l’âge de 17 et 18 ans. Il m’a expliqué avec insistance, que le plus important est qu’il n’y ait plus jamais de guerre en Europe. Il en va de la responsabilité de ma génération, qui a eu le bonheur de pouvoir vivre en période de paix, et c’est aussi la mission première de la politique étrangère. C’est pourquoi, dès la première seconde, je me suis engagée sur la voie du dialogue mais aussi de fermeté vis-à-vis de l’avancée des troupes russes.
Sommes-nous, dans le conflit actuel, sous la menace d’une guerre qui pourrait dépasser le cadre russo-ukrainien ?
Si l’on veut éviter le pire, il ne faut pas non plus provoquer le pire à force d’en parler. C’est pourquoi je trouve très important d’utiliser tous les canaux possibles pour rétablir le dialogue. Pendant des années, la Russie et l’OTAN n’ont pas parlé ensemble de ce que pourrait être une approche commune des conditions de sécurité. Désormais, en tant qu’alliance, nous avons envoyé un signal clair au gouvernement russe : pas un pas de plus. Il y a en ce moment une petite fenêtre qui s’ouvre au dialogue, qu’il nous faut utiliser.
Le président russe Vladimir Poutine a rassemblé plus de 100 000 soldats à la frontière ukrainienne. Pourquoi fait-il cela ?
Lorsque 100 000 soldats, avec des chars et de l’artillerie se réunissent à proximité de la frontière ukrainienne sans raison apparente, c’est compliqué de ne pas y voir une menace. Mais personne ne peut répondre à cette question, à part M. Poutine lui-même. Peut-être, certains jours, ne le sait il pas lui-même. Nous devons être prêts à tout. En 2022, cela signifie selon moi : se prémunir contre une invasion militaire, mais aussi à des attaques hybrides comme des cyber-attaques ou l’arrêt de l’approvisionnement en électricité. La déstabilisation peut prendre différentes formes et est un instrument utilisé pour aiguiser le conflit.
Vous dites qu’il y a des jours où Poutine ne sait pas ce qu’il veut. Qu’entendez-vous par là ?
Nous avons reçu ces dernières années des signaux différents de la part du gouvernement russe. D’un côté, la volonté de revenir à un ancien rôle géostratégique, avec des menaces et de la violence, comme au temps de la Guerre froide. De l’autre, il y a un intérêt fort de l’économie russe à une coopération encore plus poussée. Mais les deux ne sont pas possibles. La base de toute coopération est le respect du droit international, et en particulier des accords communs sur la sécurité. J’ai signalé ce point très clairement lors de ma visite à Moscou.
Le président américain Joe Biden veut soutenir les pays membres de l’OTAN en Europe de l’Est en envoyant des troupes. Est-ce la bonne décision ?
Ces plans ne tombent pas du ciel. La Russie a mis en place une position menaçante en plaçant ses troupes à la frontière ukrainienne et par des mouvements de troupes et manœuvres militaires en Biélorussie. Évidemment, cela fait naître des craintes en Pologne et dans les pays baltes, au vu du contexte historique. C’est pourquoi il est important de montrer notre solidarité au sein de l’OTAN et d’être à leurs côtés. Ce devoir prévaut, sans conditions. Mais le renforcement des troupes se déroule actuellement dans le cadre des plans et des limitations que nous avons-nous-mêmes prévus dans l’accord OTAN-Russie. Pour la Russie, ce n’est ni une nouveauté, ni une menace.
Des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne retirent leur personnel diplomatique de Kiev. Est-ce une mesure que vous envisagez si le conflit devait s’aggraver ?
Nous examinons évidemment la situation sécuritaire dans plusieurs régions du monde, y compris en Ukraine. De même que nos partenaires dans l’UE, nous avons décidé de ne pas réduire le personnel diplomatique à Kiev. Particulièrement actuellement, il est très important de ne pas déstabiliser encore plus l’Ukraine. Si les acteurs économiques ont l’impression que la situation n’est pas sûre ou instable, ils ne vont plus investir dans le pays. Cela jouerait en faveur de Poutine. C’est pourquoi mon message à Kiev a été que nous voulons renforcer la coopération économique avec l’Ukraine. Par exemple par des partenariats énergétiques, notamment dans le domaine de l’ « hydrogène vert ». Mais dans le cas où les familles du personnel diplomatique souhaitent rentrer, le ministère des Affaires étrangères prendra en charge ces frais.
Qu’est-ce que l‘Allemagne peut et veut faire concrètement pour participer à la résolution du conflit en Ukraine ?
Tout d’abord : ce n’est pas un conflit ukrainien. La Russie a porté atteinte à la souveraineté de l’Ukraine dans le Donbass et en Crimée et continue de menacer le pays militairement. Contre cette violation du droit international, nous sommes solidaires des citoyens en Ukraine. En concertation avec nos amis européens et les États-Unis, nous sommes actifs sur tous les tableaux. Avec la France, nous sommes médiateurs dans le cadre du format Normandie, le seul format où la Russie et l’Ukraine sont actuellement réunis autour de la table. Ce rôle est une contribution importante pour la sécurité en Ukraine. A l’OTAN, nous travaillons à ce que le dialogue reprenne dans le cadre du format OTAN-Russie, notamment pour mettre en place des étapes de désarmement. De plus, nous sommes le plus grand donateur financier pour soutenir les gens et l’économie sur place. Car, outre la menace militaire, il y a également un danger intérieur de déstabilisation.
Y a-t-il une répartition des rôles entre l’Allemagne et la France ?
La France a actuellement la présidence du Conseil de l’UE et a donc une importance particulière au sein de l’Union Européenne. L’Allemagne a, cette année, la présidence du G7 et a donc un rôle de coordination parmi ces puissances économiques. C’est pourquoi je suis en contact quasi quotidien avec mon homologue français Jean-Yves Le Drian. Notre force, ce sont nos points communs, également pour pouvoir permettre le dialogue entre l’Ukraine et la Russie
Comprenez-vous que la position allemande sur ce conflit ne soit pas toujours perçue avec clarté par les observateurs français ?
L’Allemagne a une position claire. Et ce n’est pas seulement notre position, elle est aussi coordonnée avec nos partenaires. Cela fait longtemps que nous n’avons pas été aussi unis qu’actuellement entre les ministres des affaires étrangères de l’UE, particulièrement dans le cadre de notre solidarité envers l’Ukraine et notre position face à la Russie. Et nos forces sont complémentaires. L’Allemagne propose depuis des années les aides financières les plus importantes pour l’Ukraine, avant même les États-Unis. Nous aidons avec les vaccins, nous investissons dans le secteur de l’énergie et soutenons des processus de réformes importants dans le pays. Avec la France, nous avons aussi toujours aidé à ce que l’Union Européenne soit unie sur la question des sanctions.
Mais la position du gouvernement allemand n’est pas toujours claire. Vous avez eu dès le début une position ferme face à la Russie. Le chancelier Olaf Scholz semble ne vous avoir suivi qu’avec un temps de retard.
Ce qui vaut pour l’Union Européenne ces jours-ci, vaut aussi pour notre gouvernement. Dans une équipe, nous n’avons pas besoin de onze milieux offensifs qui font tous la même chose, mais de onze joueuses ou joueurs, qui s’entendent bien et qui ont la même tactique en tête. Un chancelier n’est pas là pour dupliquer la ministre des Affaires étrangères, tout comme la ministre des Affaires étrangères n’est pas là pour dupliquer la chancellerie. Mais Olaf Scholz et moi sommes parfaitement d’accord sur le sujet et je pense que cela est désormais compris.
Le format de dialogue « Normandie » peut-il encore amener un nouvel élan ?
Le format Normandie est actuellement un des canaux de discussions qui permettrait d’avancer pas à pas vers plus de sécurité. La Russie avait longtemps refusé le principe même de ce dialogue. C’est donc un signal positif que nous soyons réunis autour d’une table. Il ne faut donc pas attendre de renversement en l’espace de quelques jours. Mais quand on se parle, on ne tire pas. Il serait donc fatal de couper court à cette reprise du dialogue.
L’Ambassadeur ukrainien parle d‘une responsabilité historique – de même que pour Israël – de l’Allemagne, eu égard aux six millions de morts pendant la guerre sur le territoire de l’actuelle Ukraine. A-t-il raison ou la comparaison ne vaut pas ?
Nous avons une responsabilité particulière vis-à-vis de tous les pays de l’ancienne Union soviétique, car l’Allemagne est à l’origine d’incroyables souffrances envers ces peuples. Oui, nous avons une responsabilité historique de tout faire pour éviter une nouvelle escalade militaire.
Le chancelier a menacé la Russie de « coûts élevés » en cas d’une attaque sur l’Ukraine. Quels sont ces « coûts élevés » ?
Ce sont des conséquences économiques, financières et politiques, sur lesquelles nous nous sommes mis d’accord avec les États-Unis et nos partenaires européens.
Dans quelles directions vont-elles ?
La liste des mesures possibles est longue. Dans le cas d’une agression contre l’Ukraine, la Russie serait confrontée à des mesures dures dans plusieurs secteurs. Mais de même que Poutine ne laisse pas voir son jeu, nous n’allons pas lui faire ce plaisir de mettre toutes les cartes sur la table. Mais l’objectif est de vivre en paix en Europe, et les Ukrainiennes et les Ukrainiens y ont droit.
L’ambassadeur russe a salué la position du chancelier allemand sur Nord Stream 2. Trouvez-vous aussi que ce pipeline doit être traité seulement de manière formelle et juridique, et non pas sous l’aspect politique ?
Si ce pipeline n’avait pas de conséquence géostratégique, nous n’en parlerions pas depuis des années. C’est pourquoi l’ensemble du gouvernement – y compris le chancelier – ont souligné de manière claire : s’il y a une escalade militaire, toutes les options sont sur la table. Cela concerne entre autre les projets énergétiques comme Nord Stream 2.
Qu’est-ce qui pourrait amener le gouvernement à dire non à Nord Stream 2 ? Quelle est la ligne rouge ?
Dans un monde connecté, les conséquences économiques peuvent être un moyen de dissuasion plus dissuasif que les canons. Des chaînes de livraisons qui sont interrompues peuvent faire tomber des secteurs économiques, c’est ce que nous a montré la pandémie. Nous avons des mesures efficaces en réserve. Mais comme nous visons d’abord la désescalade du conflit, nous ne les utiliserons que si elles sont nécessaires.
Les Russes veulent que l’OTAN ne soit pas élargie à l’Est. L’OTAN dit que chaque pays démocratique a le droit de choisir ses alliances. Est-ce qu’un compromis entre ces positions opposées est possible ?
Il n’est actuellement pas question d’élargir l’OTAN. A Moscou, j’ai donc très longuement discuté avec le ministre russe des Affaires étrangères sur l’objet même de notre dispute. J’ai expliqué que le droit international et les accords communs prévalaient et ceux-ci assurent une sécurité commune dans un choix libre d’alliances. Mais j’ai clairement fait comprendre que nous pouvons volontiers encore relire chaque phrase des différents traités européens.
Dans l’hypothèse où la situation se pacifierait en Ukraine : comment répondre au souhait du pays de devenir membre de l’OTAN ?
Encore une fois, ce n’est pas à l’ordre du jour. Tout le monde le sait, y compris la Russie. Les gens en Ukraine veulent vivre en paix et en sécurité. Beaucoup sont séparés de leur famille depuis des années à cause du conflit dans le Donbass. C’est de cela dont il s’agit en priorité, et non pas d’une entrée imminente dans l’OTAN. C’est pourquoi la mission la plus importante actuellement, c’est de parler de l’application de l’accord de Minsk afin que les gens puissent vivre libres et en sécurité.
La richesse russe est basée sur le pétrole et le gaz. Comment voulez-vous inverser l’avis des oligarques pour qu’ils se mettent à l’éolien et au solaire ?
Je ne veux pas inverser leurs avis, mais la crise climatique est partout et l’économie mondiale s’oriente déjà vers une sortie à moyen terme des énergies fossiles. C’est également le cas à Moscou, comme j’ai pu m’en rendre compte pendant ma visite à Moscou. Les projets de l’Union Européenne d’une taxe CO2 douanière de compensation y sont pris très au sérieux. Les secteurs de l’énergie et de l’acier savent qu’ils doivent s’y préparer pour rester concurrentiel. De nombreuses grandes entreprises russes veulent accélérer le rythme sur le passage aux énergies renouvelables et l’hydrogène. Au vu de l’immensité de son territoire, la Russie a un énorme potentiel pour l’hydrogène vert et la reforestation. Quelle bénédiction ce serait, si nous pouvions travailler ensemble sur ces sujets en se basant sur le droit international.
Est-ce que l‘approvisionnement en gaz de l’Allemagne serait menacé si les livraisons de gaz russes devaient être stoppées ?
La sécurité de notre alimentation est garantie en Allemagne, même si nous sommes actuellement fortement dépendants des importations de pétrole et de gaz venus de Russie. Renforcer notre mix énergétique avec les énergies renouvelables nous permettrait donc aussi de renforcer notre sécurité énergétique.
Les Jeux Olympiques en Chine vont bientôt commencer. Quel message voulez-vous envoyer en tant que Ministre des Affaires étrangères ?
J’aime les Jeux Olympiques et je croise les doigts pour toutes les sportives et tous les sportifs allemands. Cependant, je me fais du souci pour la situation des droits de l’Homme sur place et cela n’est pas estompé par cette fête sportive. En tant que fan de sport, je m’étonne aussi des changements soudains de règles par exemple concernant les taux acceptés lors des tests PCR pour les sportives et les sportifs. Les sociétés libres, et cela vaut aussi pour les Jeux Olympiques, doivent être basées sur des règles justes
Peut-on participer aux Jeux Olympiques, même quand les droits de l’Homme ne sont pas respectés et les activistes sont arrêtés de manière arbitraire ?
La Ministre de l’Intérieur et moi-même avons décidé ensemble de ne pas nous rendre aux Jeux Olympiques de Pékin. Les droits de l’Homme et d’autres questions très problématiques, nous en discutons sur la scène politique. Mais les sportives et les sportifs qui se sont entraînés pendant des années, pour participer aux Jeux Olympiques, ne doivent pas en être impactés.
La Coupe du monde de football se jouera aussi cette année dans un pays loin des standards démocratiques, le Qatar. Était-ce une erreur d’attribuer le Mondial à ce pays ?
Peu importe que ce soit du foot ou les Jeux Olympiques : on ne peut pas célébrer une fête sportive, quand d’autres personnes doivent payer de leur vie pour cela. C’est pourquoi des critères centraux doivent être respectés lors de l’attribution des événements sportifs internationaux. Cela inclue la liberté de la presse, les droits de l’Homme, les conditions de travail. Mais, en ce qui concerne le Qatar et les nombreux rapports sur les conditions de travail très graves sur les stades de football, on peut voir que la pression internationale peut également être utile et permet d’améliorer les choses.
Le gouvernement allemand ne reconnaît pas l’énergie nucléaire comme une « énergie durable ». Voulez-vous faire un recours juridique contre la décision de la Commission Européenne, comme le prévoit l’Autriche ?
Actuellement chaque pays transmet sa prise de position à la Commission européenne et l’Allemagne a fait part de son avis. Nous avons clairement indiqué pourquoi l’Allemagne sortait du nucléaire. Cette technologie est risquée, chère et n’est pas durable, même avec de nouveaux concepts de réacteurs. Nous allons voir comment la Commission européenne réagit à nos arguments. Nous examinons les autres points concernant un éventuel recours juridique.
Vous êtes depuis sept semaines en poste. Aucun membre du gouvernement – à part peut-être le chancelier – n’a été autant sous les projecteurs que vous. Comment s’est passé ce démarrage ?
Cela a tout de suite commencé de manière mouvementée. Les crises internationales ne s’adaptent pas à l’agenda d’un nouveau gouvernement. Dès le premier jour, toutes mes rencontres à Bruxelles, Paris, Varsovie, etc. ont été principalement dédiées à la menace russe sur l’Ukraine. Je n’ai même pas encore eu le temps d’aménager mon bureau.
Êtes-vous contente de vos premiers pas ?
En matière de politique étrangère, il n’est pas question de donner des notes ou de s’intéresser au ressenti de la ministre des Affaires étrangères. Ma tâche est de contribuer, par une position claire et en coopération avec nos partenaires, à ce que les crises les plus urgentes ne s’aggravent pas.
Vous êtes la première femme à la tête de ce ministère dominé par des hommes. Cela influe-t-il sur l’atmosphère de travail ?
L’avantage de la politique étrangère, c’est que les nombreux voyages et visites permettent de comparer aux autres pays. Pour certains en Allemagne, le fait que le ministère des Affaires étrangères soit dirigé par une femme peut apparaître comme une révolution culturelle. Mais dans d’autres pays, c’est depuis longtemps une évidence. Lors de la dernière rencontre du G7, trois des sept ministres des Affaires étrangères étaient des femmes. Et, évidemment, dans notre ministère, comme dans l’ensemble du gouvernement, nous travaillons à ce que les postes décisionnels soient occupés de manière paritaire.